Fil d'Ariane
Les principales forces politiques de gauche (socialistes, LFI, communistes) et écologistes se sont unies au sein du Nouveau Front populaire pour les élections législatives des 30 juin et 7 juillet. Elles veulent s’inscrire dans un héritage historique de la gauche d’avant la Seconde guerre mondiale, le Front populaire de 1936. Certains de leurs adversaires contestent la légitimité de cette analogie. Qu’a fait le Front populaire ? Que représente-t-il dans la conscience collective ?
Le Président du Conseil, Léon Blum, le chef du parti communiste français, Maurice Thorez, et le ministre de l'Intérieur Roger Salengro, reunis pour le 14 juillet 1936. Ces trois hommes symbolisent le Front populaire.
C'était il y a 88 ans. Une coalition de gauche inédite, appelée Front populaire, remportait la majorité aux élections législatives et formait un gouvernement en juin 1936. Pendant deux mois la France va être marquée en profondeur par des lois prises par le gouvernement dirigé par le socialiste Léon Blum en juin et juillet 1936.
En juin 2024, à la suite de la dissolution de l'Assemblée nationale, les partis de gauche et les écologistes forment une alliance pour les législatives anticipées sous le nom de Nouveau Front Populaire en référence à 1936.
Certains de leurs adversaires contestent la légitimité d'une telle analogie, à l'instar du président Emmanuel Macron. "S'il y en a un qui doit se retourner dans sa tombe aujourd'hui, c'est Léon Blum", déclare le président de la République française à propos de cette figure socialiste qui fut président du Conseil de juin 1936 à juin 1937 puis de mars à avril 1938.
Reste que pour comprendre la référence au Front populaire, il faut replonger dans cette période historique beaucoup étudiée par l'historiographie mais peu ou pas connue des citoyens aujourd'hui.
Au début des années 1930, la France subit le krach boursier de 1929 aux Etats-Unis. Les conditions économiques sont très dégradées et la France tombe dans la morosité. Ce contexte de crise rend l'électorat plus sensible au programme de la gauche. Un autre facteur va jouer : la tentative avortée de coup d'État des ligues fascistes d'extrême droite le 6 février 1934.
Dans ce contexte, des partis de gauche décident de former une coalition inédite. Elle est composée de 3 pôles : les radicaux socialistes, parti centriste, et les socialistes de la SFIO ainsi que les communistes, deux partis d'obédience marxiste. Tous vont mettre de côté leurs différences.
Le Front populaire repose sur une stratégie électorale victorieuse : le désistement au second tour. La SFIO arrive en tête avec 386 députés sur 608. Le président Albert Lebrun n'a d'autre choix que de nommer Léon Blum, figure socialiste. Les communistes n'entrent pas au gouvernement mais vont le soutenir.
En juin 1936, le Front populaire arrive au pouvoir avec Léon Blum mais ne se limite pas au gouvernement du dirigeant de la SFIO, président du Conseil pendant un an. Un gouvernement Blum 2 revient au pouvoir brièvement de mars à avril 1938. Le Front populaire explose peu de temps après. Entretemps, les radicaux socialistes, parti bourgeois, reviennent au pouvoir avec Camille Chautemps et Édouard Daladier.
Images de manifestation d'ouvriers à Paris pour réclamer une augmentation des salaires et des congés payés.
Du Front populaire, seule l'année 1936 est passée à la postérité. De cette période de coalition, on ne retient souvent que les deux premiers mois. "Il y a une forme d'amnésie collective sur le Front populaire qu'on réduit à juin et juillet 1936, observe Antoine Jourdan, doctorant à l'EHESS, spécialiste d'histoire économique contemporaine. Dans cet esprit, la gauche parle de victoire mais l'histoire du Front populaire, ce n'est pas que cela".
Arrivé au pouvoir, Léon Blum fait passer des lois qui vont marquer les esprits à gauche : la semaine de travail à 40H au lieu de 48H avec un jour de repos supplémentaire le samedi ; l'octroi de deux semaines de congés payés ; des augmentations de salaires.
Tout cela est arrivé très vite. Et pour cause, le pays est à l'arrêt en raison des grèves des salariés qui ont permis au Front populaire d'appliquer ces mesures issues de son programme. Le patronat obtempère : les Accords de Matignon sont signés.
L'impact concret de ces acquis sociaux se matérialise par les départs en vacances de salariés à travers la France, notamment au bord de mer.
Après les réalisations de l'été 1936, le Front populaire va rencontrer des difficultés. Dès septembre-octobre, les rapports avec le patronat s'inversent. Le Front populaire va être lourdement impacté par l'opposition des détenteurs de capitaux, ce qui est décrit dans l'expression de "Mur de l'argent" employée pour la première fois dans les années 1920. En janvier 1937, Léon Blum parle de "pause" face aux fuites de capitaux. Dévalué de 80% en 1928, le franc va connaître de nouvelles dévaluations en 1936 et 1937.
Les grandes réalisations initiales du Front populaire dépendent peu du financement public mais plutôt des grands patrons, les salariés travaillant surtout dans l'industrie.
Reste que le programme du Front populaire prévoit aussi des grands travaux. "Cette stratégie de répondre à la stagnation économique par la dépense publique s'appelle alors la politique de reflation. On dirait aujourd'hui un plan de relance. Cependant, dans les faits, une très petite partie des 20 milliards annoncés dans le plan de 1936 ont effectivement été dépensés", souligne Antoine Jourdan.
L'histoire longue et mouvementée du Front populaire ne peut être réduite à une vision héroïque.
De nombreuses différences existent avec la situation d'aujourd'hui : le Front Populaire est une coalition de trois forces aux poids comparables, le Nouveau Front populaire est plus hétéroclite de ce point de vue.
Difficile de désigner les successeurs de Léon Blum : le parti socialiste d'aujourd'hui n'est pas la SFIO des années 1930.
Pour autant, l'inspiration du Front Populaire peut se fonder sur différents éléments du programme du Nouveau Front Populaire : augmentation du SMIC, souci de justice fiscale en faisant payer les plus grandes fortunes au service des plus pauvres, mettre en place des prix planchers dans l'agriculture.
"Pour la gauche française, le Front populaire et Léon Blum font partie de son panthéon. Cette référence historique a de l'importance pour s'ancrer dans une continuité, mais il ne faut pas surestimer son impact sur l'électorat", prévient Antoine Jourdan.