Fil d'Ariane
Trois jours avant la France, le Royaume-Uni a aussi voté pour choisir ses députés au cours d’élections législatives anticipées jeudi 4 juillet. Déroute des conservateurs, large majorité pour les travaillistes, arrivée de l’extrême droite au Parlement,… Que retenir des résultats du scrutin britannique ?
Le leader du parti travailliste, Keir Starmer, à la Tate Modern à Londres, vendredi 5 juillet 2024. AP/ Kin Cheung.
Annonce de la composition de son gouvernement, visite au roi Charles III, conférence de presse et réunion ministérielle : rapidement après l’annonce de la large victoire de son parti, le Labour, et sa nomination comme Premier ministre vendredi 5 juillet, Keir Starmer a pris les rênes du Royaume-Uni. Sa victoire n’est cependant pas le seul enseignement du scrutin britannique.
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Le résultat du vote de jeudi est en effet avant tout le reflet du rejet du Parti conservateur, qui obtient l’un des pires résultats de son histoire. Il perd ainsi 20 points par rapport aux dernières élections en 2019 et surtout 251 sièges, selon des résultats quasi-définitifs. Il n’en compte plus que 121 sur 650. Dans la journée de vendredi, Rishi Sunak a présenté sa démission comme Premier ministre, et également comme chef du Parti conservateur, une fois que l’organisation pour désigner son successeur sera mise en place. Il a également présenté ses excuses aux Britanniques.
Les Travaillistes avaient très bien compris que ce n'était pas l'enthousiasme pour leur programme qui allait les porter au pouvoir, mais le rejet des Conservateurs.
Florence Faucher, professeure de sciences politiques
Si l’ex-Premier ministre a réussi à conserver malgré tout son siège à la Chambre, ce n’est pas le cas d’un certain nombre des figures du parti, dont plusieurs ministres. Liz Truss, éphémère cheffe du gouvernement en 2022, fait partie de ceux qui ont perdu dans leur circonscription, comme le ministre de la Défense, Grant Shapps. En plus d’illustrer la débâcle conservatrice, ces défaites restreignent le choix du nouveau leader du parti.
L’élection du prochain dirigeant permettra ainsi de redéfinir la ligne du groupe, souligne Clémence Fourton, maîtresse de conférences, spécialiste du Royaume-Uni, autrice de Le Royaume-Uni, un pays en crises ? (édition Le Cavalier Bleu). « Ça va être l’occasion pour les conservateurs de débattre, voire même éventuellement de se déchirer. Ils sont grignotés sur leur droite par le parti Reform UK, sur leur gauche par les libéraux-démocrates. La question à laquelle ils devront répondre, c’est : ‘Est-ce qu’il faut virer plus à droite, du côté de Reform UK ? Ou continuer sur la ligne actuelle de conservatisme social ?’ », interroge la chercheuse.
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Les électeurs britanniques ont en tout cas clairement exprimé leur ras-le-bol des conservateurs actuels, après 14 ans au pouvoir. Ces années ont été marquées par le Brexit, puis par les dissensions internes, l’instabilité politique et la crise économique. L’image du parti a été écornée par de nombreux scandales, en particulier la gestion du Covid-19 et le « party gate ». Le Premier ministre Boris Johnson avait dû démissionner en 2022 après la révélation de ces fêtes clandestines organisées dans sa résidence, durant l’épidémie de coronavirus.
Keir Starmer s’inspire du « nouveau travaillisme » de Tony Blair, qui est en fait un centrisme.
Clémence Fourton, maîtresse de conférences, spécialiste du Royaume-Uni
Le Parti travailliste est bien, comme prévu par les sondages, le principal bénéficiaire de ce rejet des Conservateurs. Il remporte largement la majorité absolue, avec 412 sièges sur 650. Il double presque ce chiffre par rapport à 2019, bien que son nombre de voix ne progresse que de 1,6 %, pour atteindre 33,7 %. Une partie de cet écart entre nombre de sièges et nombre de voix s’explique par le mode de scrutin britannique, qui est majoritaire à un tour, et donne ainsi une prime importante en sièges au parti en tête.
« Du fait de leur très large majorité, le Parti travailliste se projette sur deux mandats, sur dix ans. C’est de toute façon probablement le temps qu'il va falloir au Parti conservateur pour se reconstruire après une telle défaite, pour définir une nouvelle ligne, trouver un nouveau personnel, reconquérir les électeurs qu'ils ont perdus », commente Clémence Fourton.
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Pour se faire élire, les travaillistes, avec à leur tête Keir Starmer, ont misé sur une ligne rassurante, prudente, modérée - en un mot, centriste. « Ils ont fait ce pari gagnant qu’une élection se gagne au centre, décrit Clémence Fourton. Avec deux nuances : la première, c’est qu’ils ont voulu se distinguer de la ligne plus à gauche qui avait été celle de Jeremy Corbyn. Mais finalement, en terme de nombre de voix, Starmer fait moins que Corbyn en 2017. La seconde, c’est qu’il y a un décalage entre l’importance de la victoire et l’ambition du programme. Par exemple en 1945, date qui a constitué une autre victoire historique, les travaillistes ont été élus sur la promesse de la construction d’un État social fort. Il n’y a rien de comparable aujourd’hui. »
Le scrutin a ainsi davantage exprimé l’opposition au gouvernement précédent qu’un vote d’adhésion pour le Labour. La participation est d’ailleurs en baisse et n’atteint que 59%. « Les travaillistes avaient très bien compris que ce n'était pas l'enthousiasme pour leur programme qui allait les porter au pouvoir, mais le rejet des conservateurs. En même temps, ils avaient aussi conscience du fait qu'ils ne devaient pas eux-mêmes provoquer un rejet, explique Florence Faucher, professeure de sciences politiques. Depuis 2016 (date du référendum sur le Brexit, NDLR), les Britanniques vivent des perturbations incessantes. Ils n’ont plus confiance dans les partis politiques. Il ne fallait donc pas miser sur des promesses démesurées. »
Il est peu probable que les travaillistes initient des changements radicaux, s’ils veulent tenir les promesses qu’ils ont faites. Florence Faucher, professeure de sciences politiques
Même si leur majorité confortable pourrait leur permettre d’initier des changements majeurs, les travaillistes axent donc surtout leur programme sur la stabilité et l’amélioration des services publics, « laminés par les différents gouvernements conservateurs depuis 2010 », selon Florence Faucher, sans revirements radicaux. Le parti veut par exemple redresser le service de santé public britannique ou recruter plus d’enseignants - via « des investissements relativement à la marge », précise Clémence Fourton.
Au sujet de l’immigration, bien que s’opposant au plan conservateur d’expulsion des demandeurs d’asile arrivés illégalement au Royaume-Uni vers le Rwanda quel que soit leur pays d’origine, les travaillistes n’ont pas non plus choisi une ligne de rupture. Ils priorisent comme les conservateurs la lutte contre l’immigration irrégulière, en s’attaquant pour leur part aux gangs de passeurs dans la Manche et ne prévoient pas de développer les voies d’immigration légale.
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La victoire travailliste a été comparé par certains observateurs à celle de Tony Blair, en 1997, notamment en raison de résultats similaires. « Keir Starmer s’inspire de ce « nouveau travaillisme », qui est en fait un centrisme », explique Clémence Fourton. « La conjoncture du pays est cependant très différente : le gouvernement Blair est arrivé à un moment où la situation économique était bonne. Et Tony Blair avait été porté par un enthousiasme frappant. C’était un vote d’adhésion, un espoir de changement. Ce n’est pas le cas aujourd’hui », complète Florence Faucher.
Les Travaillistes héritent en effet d’une économie en crise. Le pays continue à souffrir des effets du Brexit, qui a par exemple pénalisé le commerce extérieur et la disponibilité de la main-d’œuvre. « Le Labour a des moyens limités pour lutter contre ces difficultés, de la paupérisation aux inégalités qui se sont considérablement creusées. C’est aussi pour ça qu’il est peu probable qu’ils initient des changements radicaux, s’ils veulent tenir les promesses qu’ils ont faites, notamment sur l’absence de hausse d’impôts », commente Florence Faucher.
Malgré son ample victoire, le Labour a connu quelques déconvenues locales. Quatre candidats indépendants pro-palestiniens ont remporté des sièges dans des circonscriptions favorables au Parti travailliste. Dans ces régions où une importante communauté musulmane réside, les électeurs ont ainsi sanctionné les positions du Labour sur la guerre à Gaza, jugées trop inconsistantes. Au début de la guerre, Keir Starmer avait en effet soutenu le droit d’Israël à se défendre et refusé d’appeler à un cessez-le-feu, mais plutôt à une pause humanitaire.
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Quatre élus verts font aussi leur entrée à la Chambre des communes, alors que le parti n’avait jamais dépassé un siège. Il défend des sanctions contre Israël et un accueil plus digne pour les personnes migrantes.
Inversement, en Écosse, le Labour s’est imposé face au Scottish National Party (SNP, parti indépendantiste écossais). Selon les résultats presque définitifs, le SNP perd 38 sièges et n’en conserve que 9 à la Chambre des communes, malgré une évolution du nombre de voix assez faible (- 1,3%). Le parti, au pouvoir depuis 2007, traverse depuis un an et demi une crise interne.
L'élection des députés Reform est l’aboutissement de la présence du parti dans le débat public, au moment du Brexit notamment.
Clémence Fourton, maîtresse de conférences, spécialiste du Royaume-Uni
Le SNP avait promis qu’en cas de majorité dans les circonscriptions écossaises, il ouvrirait des négociations avec le gouvernement britannique pour organiser un nouveau référendum sur l’indépendance de l’Écosse. Or, le Parti travailliste, qui remporte la majorité des sièges écossais, est au contraire unioniste.
« L’indépendantisme était entre autres alimenté par la présence d'un gouvernement conservateur à Londres, observe Florence Faucher. Ça sera beaucoup plus tolérable à présent pour beaucoup d'Écossais de rester en Grande-Bretagne, même si ça ne veut pas dire qu’ils vont arrêter de rêver d’indépendance. Mais ça sera très compliqué d’obtenir l'autorisation d'organiser un référendum, dans la mesure où ils n'ont pas de moyens de pression sur le Parti travailliste, puisqu’ils sont réduits à 9 sièges. »
Au contraire, en Irlande du Nord, le Sinn Féin, parti unioniste, a maintenu ses 7 sièges et est ainsi devenu la force dominante à la Chambre. Le parti est favorable à un référendum sur la réunification de l’île.
Les libéraux-démocrates ont aussi profité de la défaite des conservateurs et ont remporté 71 sièges, soit 63 de plus qu’avant, pour devenir la troisième force du Parlement.
Enfin, l’un des principaux changements à la Chambre des communes est incarné par l’arrivée de députés Reform UK. Après sept tentatives infructueuses lors des précédentes élections, le parti d’extrême droite de Nigel Farage, ex-Brexit Party puis UKIP, obtient cette fois-ci 5 sièges, avec plus de 14% des voix.
« C’est l’aboutissement de sa présence dans le débat public, au moment du Brexit notamment, analyse Clémence Fourton. Ça dit quelque chose de la droitisation d’une partie de l’électorat : les gens ont voté Reform quand ils ne voulaient pas voter conservateur, mais qu'ils ne pouvaient pas se résoudre à voter travailliste non plus. »
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Le parti n’avait pas réussi pour l’instant à rejoindre le Parlement, malgré sa popularité chez une partie de l’électorat. Cela s’explique par le système électoral britannique, qui défavorise les « petits partis » et par la concurrence du Parti conservateur. « C’est un parti très large, qui va du centre droit à l’extrême droite. L’ancienne ministre de l’Intérieur, Suella Braverman, qui est sur une ligne très droitière et portait le projet Rwanda, est au Parti conservateur. Il n’y avait pas besoin de voter Reform pour retrouver ce courant anti-immigration », poursuit la chercheuse.
Reform peut désormais essayer de peser encore davantage sur le Parti conservateur, voire tenter de le remplacer. « Il est peu probable que le prochain leader des conservateurs se jette immédiatement dans les bras d’un Nigel Farage. Mais il peut y avoir des tentatives de rapprochement, de recomposition, portées par les plus extrêmes du parti. Reform reste tout de même pour eux une compétition, et il est difficile d’aller encore plus à droite qu’ils ne le sont déjà », commente Florence Faucher.
Les deux chercheuses ne voient pas pour autant le parti d’extrême droite, qui reste extrêmement minoritaire à la Chambre des communes, connaître le même succès que certains de ses équivalents européens. Florence Faucher s’attend à une résistance du Parti conservateur traditionnel, en particulier de ses composantes plus modérées que Reform UK. Clémence Fourton observe : « Le moment populiste britannique est passé. C’était 2016, c’était le Brexit. On est en ce moment sur un retour à la tradition de la démocratie libérale ».