Lorsqu'on songe à l'Allemagne, en Europe occidentale, et singulièrement depuis la France, où l'expression "couple franco-allemand" semble irréductible et éternelle, on a tendance à la situer à l'Ouest du vieux continent. Or cette perspective est tronquée : l'Allemagne y est au centre, voire légèrement à l'Est. Et c'est seulement en acceptant cette évidence géographique, combinée aux chaos de l'histoire, que l'on peut comprendre la prudente politique étrangère de Mme Merkel et de ses prédécesseurs. La diplomatie allemande, menée à l'identique par les chrétiens-démocrates que par les sociaux-démocrates, apparaît aujourd'hui discrète et efficace, quand celle des Etats-Unis ou de la France semble ostentatoire et agressive.
D'aucuns poussent des cris d'orfraie contre le réalisme germanique au nom des droits humains, mais quand il s'agit de vendre des centrales nucléaires ou des armes, soudain, même parmi leurs plus grands défenseurs, les dits droits humains passent au deuxième plan. Les médias et les politiques français sont prompts, en ce moment, à s'agacer des "atermoiements" de la chancelière sur le dossier syrien, l'accusant de se soumettre à Vladimir Poutine, si honni dans l'Hexagone. En témoigne encore la Une du quotidien Le Monde du 10 septembre 2013 qui s'inquiète "Des ambiguïtés d'Angela Merkel à propos de la Syrie". De fait, depuis la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements allemands successifs, mais aussi les citoyens, sont bien peu enclins à se lancer dans une aventure militaire. En outre, on oublie trop souvent que, depuis plusieurs siècles, Russes et Germains (Prussiens, Bavarois ou autres Silésiens) entretiennent des relations de très grande proximité, même si elles sont souvent tourmentées, impliquant tous les autres pays du Nord et de l'Est. Il n'est qu'à voir les pays baltes, qui passent allègrement de l'une à l'autre influence, jusqu'à cette enclave de Kaliningrad, coincée entre la Pologne et la Lituanie, aujourd'hui russe, hier allemande, avant-hier russe, etc. Ni nation, ni empire Autre donnée fondamentale si l'on veut comprendre la démarche berlinoise à travers le monde : le Saint-Empire romain germanique, pas plus que la nation allemande moderne, ne furent des empires coloniaux, tels la France, le Royaume Uni, l'Espagne ou les Pays-Bas. A l'exception d'une incursion en Afrique (au Cameroun et en Tanzanie, principalement), les conquêtes teutonnes furent maintenues au pourtour des frontières européennes de la multitude de royaumes composant la mosaïque allemande, un éclatement qui empêcha longtemps, jusqu'à la fin du 19ème siècle, le concept même de nation de s'y ancrer - mais quand il y parvint, ce fut avec une force terrifiante qui déboucha sur le nazisme - national-socialisme. Cette différence avec les grandes puissances ex-coloniales permet à l'Allemagne contemporaine de s'installer discrètement, mais sûrement, dans des régions où les anciens colons sont mal aimés, comme au Maghreb.
Le poids de l'histoire au Proche et Moyen-Orient
La présence diplomatique de l'Allemagne sur les dossiers complexes de cette région, au premier rang desquels les relations d'Israël avec ses voisins, ne peut s'appréhender qu'à l'aune de l'histoire du génocide des juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Les Allemands ne peuvent pas aller contre l'Etat d'Israël. Les relations établies au lendemain de la guerre entre David Ben Gourion et Konrad Adenauer pencheront encore longtemps en faveur de l'état hébreu. Un autre pays peut se vanter de maintenir des liens étroits avec la puissance européenne : l'Iran. Et cela également pour des raisons historiques (au 19ème et 20ème siècles, les Allemands, via des coopérations industrielles, militaires et agricoles, se posèrent en alliés des monarchies successives face aux Britanniques) et culturelles (Berlin s'enorgueillit de l'un des plus beaux musées de civilisation persane). Après la révolution de 1979, le ministre allemand des Affaires étrangères Hans Dietrich Genscher fut le premier diplomate occidental accueilli par le gouvernement islamique. Cela permet à la diplomatie allemande de jouer un rôle important dans les délicats dossiers du nucléaire iranien ou de la politique de ce pays vis-à-vis d'Israël. Des positions singulières sur la Syrie et la Libye Enfin, la position allemande qui énerve les gouvernements français et américains sur le dossier syrien, après les soupçons d'attaques chimiques contre les rebelles par les soldats de Bachar el-Assad, ne peut se décrypter sans le prisme germano-russe et l'extrême défiance germanique à toute aventure militaire. Même si la chancelière s'est ralliée à une déclaration commune aux vingt-huit pays de l'Union européenne, appelant à "une forte réponse internationale", elle refuse de s'engager dans une expédition punitive rejetée aussi bien par l'opinion publique que par les partis politiques. Une attitude qui rappelle la position adoptée en Libye, lorsque Berlin s'était abstenue sur la résolution des Nations unies qui, le 17 mars 2011, autorisait les frappes aériennes contre le régime de Kadhafi.
La géographie au coeur des relations avec la Russie
La grande proximité de Moscou et de Berlin ne s'explique pas seulement par ses deux dirigeants actuels : le très germanophone Vladimir Poutine (il travailla longtemps à Berlin pour le KGB) et la très russophone Angela Merkel (native d'Allemagne de l'Est, physicienne ayant séjourné à Moscou). Les deux puissances parlent depuis longtemps la même langue, au sens propre et figuré. Malgré des conflits qui les opposèrent au fil des siècles, jusqu'à la très meurtrière Seconde Guerre mondiale et son apogée à Stalingrad (plus de 21 millions de morts côté russe), les périodes d'étroite collaboration économique, industrielle (des ingénieurs allemands furent dépêchés au fin fond de la Sibérie pour construire les infrastructure routières ou ferroviaires au lendemain de la Première Guerre mondiale) ou culturelle (les programmes universitaires communs sont, jusque aujourd'hui, innombrables) furent longues et fructueuses, et les communautés germanophones sont légions en Russie, des rives de la Volga jusqu'à Saint-Pétersbourg. Une imprégnation réciproque Les langues russes et allemandes sont imprégnées du vocabulaire de l'autre. Cette proximité géographique (Berlin est plus proche de Moscou que de Paris) et culturelle s'est traduite sur le plan diplomatique, malgré la guerre froide et avant la chute du mur de Berlin. La crise énergétique et la convoitise du gaz russe ont stimulé cette coopération bilatérale avec le chancelier social démocrate Gerhard Schroeder, politique renforcée par Angela Merkel qui a, par exemple, reçu en grande pompe Vladimir Poutine en avril 2013 lors de la grande foire industrielle de Hanovre.
Hégémonie en Europe ?
La crise économique et financière qui ébranle l'Union européenne depuis 2008, et la bonne résistance de l'Allemagne à ces secousses, a renforcé l'influence de Berlin sur la politique communautaire. Mais cette "hégémonie" engendre des réactions fort diverses à travers le vieux continent. Si les anciens pays de l'Est, tels la Pologne ou les pays baltes, s'en félicitent, les citoyens du Sud, comme la Grèce ou l'Espagne, frappées de plein fouet par la pauvreté et le chômage, se sont mis à détester ce pays, désormais synonyme de tous leurs malheurs via les dogmes de la rigueur budgétaire. De même, le couple franco-allemand connaît bien des secousses et il est bien loin le temps de l'amour fou entre le conservateur Helmut Kohl et le socialiste François Mitterrand se tenant par la main, ou entre le centriste de droite Valery Giscard d'Estaing et le social-démocrate Helmut Schmidt. Le gambit turc L'élargissement européen provoqua aussi bien des dissonances au sein de ce tandem, chacune des nations soutenant ses anciens alliés, la Croatie côté allemand, la Serbie côté français. Curieusement, les deux capitales s'entendent assez bien sur la volonté de freiner le processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. On aurait pu penser que l'alliance stratégique et ancienne (lors de tous les conflits internationaux, depuis la guerre de Crimée en 1853 jusqu'à la Seconde guerre mondiale) entre Ankara et Berlin, l'abondance des échanges commerciaux, ainsi que la présence importante de travailleurs turcs et de leurs familles sur le territoire allemand (environ 3 millions sur 80 millions d'habitants) auraient poussé les gouvernements successifs d'Allemagne à accélérer l'adhésion de la Turquie. Or il n'en est rien, même si la chancelière a légèrement infléchi la tendance ces derniers mois, en demandant à relancer les négociations.
Une diplomatie de globe trotter
Depuis son arrivée au pouvoir, en 2005, la chancelière parcourt inlassablement le monde : 274 voyages, dont 168 en Europe, 59 en Asie, 29 en Amérique du Nord, 11 en Afrique et 7 en Amérique latine, avec tout de même une prédilection pour la Chine, là où, selon elle, se joue l'avenir du monde. Six longues visites à Pékin, mais aussi en province, lui ont permis de faire du géant asiatique le troisième partenaire commercial de l'Allemagne. Ce rapprochement ne l'empêche pas de cultiver ses liens avec le Japon, troisième économie au monde, juste avant l'Allemagne. Amorcées au 17ème siècle, et établies au milieu du 19ème siècle, les imbrications entre les deux nations européenne et asiatique, se sont renforcées au fil des ans, jusque dans l'horreur du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale. Lors d'une rencontre bilatérale en 2010 à Tokyo, le ministre des Affaires étrangères allemand a lancé à son homologue japonais : "Nous voulons apporter notre contribution commune en vue d'assurer que cette décennie soit la décennie du désarmement – pas la décennie de l'armement." Hantés par un passé commun, les deux pays coopèrent grandement dans le domaine politique, universitaire, scientifique et économique. Un jeu parfois personnel Enfin, Berlin joue du rapprochement avec Washington pour infléchir la politique commerciale européenne. De sa propre initiative, en février 2013, la chancelière a relancé la négociation d'un traité de libre-échange entre l'Union européenne et les Etats-Unis, court-circuitant les institutions européennes et écornant un peu plus ses relations avec l'Elysée, peu favorable, c'est le moins qu'on puisse dire, à ce bicaméralisme.