Législatives françaises 2022 : la France manque-t-elle de culture du compromis ?

Les résultats des législatives françaises aboutissent à une Assemblée nationale très fragmentée et sans majorité absolue. Une situation inédite sous la Ve République qui suscite certains doutes sur la capacité à gouverner la France sans coalition. Entretien avec Pascal Delwit, politologue à l'Université Libre de Bruxelles.
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Borne legislatives
La Première ministre française Elizabeth Borne fait un discours après les résultats des législatives, 19 juin 2022, Paris.
(Ludovic Marin, Pool via AP)
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TV5MONDE : Quelles sont les principales leçons à tirer des législatives en France ?

Pascal Delwit, politologue à l'Université Libre de Bruxelles (ULB) : Il y a beaucoup de faits saillants. Le premier point est le niveau d’abstention spectaculaire pour la principale élection qui détermine les politiques publiques. Ce sont des niveaux très élevés avec 48% au 1er tour, 47% au 2e sachant par ailleurs qu’il y a des non inscrits.

Deuxièmement le Parlement est très divisé en blocs et en groupes parlementaires, jamais une Assemblée nationale n'a été aussi fragmentée sous la Ve République. Ce n’est pas une spécificité française, il y a beaucoup d’Etats aujourd’hui où la chambre des représentants est très fragmentée mais c’est plutôt inhabituel en France.

Troisièmement élément, dans une certaine mesure, le scrutin dévoile une absence d’envie : ni que Macron ait toutes les cartes en main, ni que la gauche soit majoritaire à l’Assemblée nationale. À la présidentielle comme aux législatives françaises, les résultats sont plutôt par défaut que par envie d’un candidat à la présidence ou d’une majorité à l’Assemblée nationale, ce qui traduit le niveau de l’abstention et la fragmentation. C’est à la fois une défaite politique pour le président Macron mais pas un désastre et c’est également un rebond parlementaire pour la gauche (NUPES) mais pas une victoire politique car elle ne devance pas la majorité Ensemble.

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Il y a aussi une forme de paradoxe pour les Républicains (LR, droite) qui font le plus mauvais résultat de leur histoire et même temps un rôle politique intéressant de faiseur de majorité ponctuelle voire plus après le traumatisme de l’élection présidentielle.

Enfin le Rassemblement National (RN, extrême-droite) fait un résultant réellement détonnant, d’autant plus que le niveau de participation est très faible alors que traditionnellement cela est pénalisant pour le RN. Il a une toute nouvelle place dans la vie politique et des moyens. C’est le seul acteur politique qui peut être pleinement satisfait.

TV5MONDE : Faut-il s’attendre à un « désordre » français comme l’avait laissé entendre le président Macron avant le 2e tour des législatives ?

Pascal Delwit : Contrairement à ce que disent certains commentaires, il n’y a aucun chaos en France. Il y a une majorité relative, c’est ce que connait la moitié des pays européens. Par exemple au Danemark, le gouvernement est homogène social-démocrate avec 25% des voix. La nouveauté en France est l’absence de majorité absolue, cela avait été certes le cas de 1988 à 1993 mais avec une majorité relative plus forte.

Cela va sans doute obliger à avoir moins de verticalité dans le processus décisionnel et déplacer l’espace de la prise de décision de la présidence à l’Elysée vers le Premier ministre à Matignon et de Matignon vers l’Assemblée nationale.

Il est vrai que dans la vie politique française il y a moins une culture du compromis. Mais il y a déjà deux blocs de compromis : la Macronie est une alliance politique entre LREM et le Modem et l’accord de la gauche avec la NUPES, certes de circonstances, comprend 5 parties prenantes. Cela veut dire qu’il y a quand même des négociations qui peuvent aboutir.

TV5MONDE : Quelle est la conséquence de l'absence de majorité absolue ?

Pascal Delwit : Il faudra gouverner autrement. Cela ramène à une observation basique si je puis dire, que la France n’est pas un régime présidentiel mais un régime parlementaire. Il va falloir composer avec les Républicains (LR) peut-être de manière ponctuelle. Il faut souligner qu’il n’y a pas d’alternative au rôle pivotal d’Ensemble (majorité présidentielle), car il n’y pas de possibilité de majorité entre la gauche et les Républicains ou la gauche et le Rassemblement national. Les Macroniens devront faire des compromis ou du moins négocier pour obtenir au mieux un vote oui ou par défaut une abstention d’un protagoniste. C’est une situation courante dans un Parlement européen, à savoir qu’il faut négocier pour dépasser une majorité relative.

TV5MONDE : Pourquoi dit-on que la France pourrait être ingouvernable ?

Pascal Delwit : Il y a deux éléments à l’origine de ce commentaire. Premièrement, c’est inhabituel. Dans la Ve République à l’exception, partielle, de la législature de 1988 à 1993, chaque fois il y a avait une majorité claire qui n’était pas toujours celle du président, comme en 1986-88 et 1997-2002.
Donc cette nouveauté renvoi au fantasme autour de la IVe République (1946-1958) à laquelle on reproche des choses pas toujours vraies. On disait que la IVe République c’était la chienlit, au moins la Ve République il y avait de la stabilité et de la clarté. Pour une fois, le paysage politique est plus fragmenté ce qui suscite de la crainte.

Deuxièmement, certains évoquent le risque de chaos à cause de deux blocs extrêmes, extrême-gauche et extrême-droite, sauf que cette idée ne résiste pas à une analyse sérieuse. Cela dit, même s’il s’agit d’un mauvais usage de qualifier d’extrême-gauche la NUPES, dans la pratique politique jeune de la LFI, le rapport au pouvoir est assez éloigné à la fois à l’échelle subnationale, LFI est à peu près nulle part dans l’exercice des responsabilités au niveau municipal, départemental et régional et fatalement jamais en responsabilité à l’échelle nationale. Tout le bloc de gauche à l’Assemblée  n’est pas LFI puisque la majorité n’en fait pas partie. L’idée d’un président Macron coincée entre Mélenchon et Le Pen concourt à cette idée de chaos.

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TV5MONDE : Certains pays européens comme l’Allemagne sont réputés pour leur capacité à faire des coalitions, est-ce une question de culture politique ou plutôt d’institutions et de modèle politique ?

Pascal Delwit : Dans l’absolue, c’est une question de culture politique. Si on prend le cas de l’Allemagne, et les deux grands partis qui ont été plusieurs reprises ensemble durant les 20 dernières années le SPD et la CDU, il n’y avait pour l’un comme l’autre aucune volonté d’avoir comme partenaire l’autre. Mais il n’y a pas non plus d’incompatibilité dans la mesure c’est totalement exceptionnel d’avoir une majorité absolue en Allemagne. C’est vrai au niveau fédéral, mais dans les Lander allemand également il est assez rare qu’il y ait une majorité absolue, donc le débat se fait à l’échelle fédérale et des entités fédérées. Il y a une observation de base qu’il est quasi impossible d’avoir une majorité absolue donc d’emblée tout acteur politique grand, moyen ou petit sait qu’il devra composer avec cette donnée. Donc c’est une dynamique de culture politique.

Institutionnellement, rien n’empêche qu’il y ait une majorité absolue et la CDU a failli l’avoir il y a 3 législatures mais c’est exceptionnel. C’est la même chose en Belgique où depuis la Première guerre mondiale il n’est arrivé qu’une seule fois une majorité absolue, donc on est nécessairement dans une logique de composition. Dans la pratique, on s’adapte, on fait preuve d’imagination même si c’est difficile par exemple la formation du gouvernement en Allemagne ou en Belgique est parfois très difficile. D’un autre côté, si le camp présidentiel avait eu la majorité absolue, cela aurait été avec environ 13 à 15% des électeurs inscrits ce qui politiquement pose un certain nombre de problèmes.

Donc en France, il n’y a pas cette habitude de la négociation, du compromis et surtout en amont de l’élection de l’idée qu’il faudra faire une coalition avec parfois des adversaires politiques. En Belgique, c’est complètement intégré, en Allemagne aussi, aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Autriche aussi où pour l’instant il y a une alliance entre les Verts et les conservateurs. Il y a une socialisation de fait car on sait que la majorité absolue est tout à fait exceptionnelle. En France, sous la Ve République c’est l’inverse.

TV5MONDE : Faut-il un accord de coalition pour gouverner en France ou bien cela se fait au cas par cas lors du vote des lois à l’Assemblée ?

Pascal Delwit : Les deux voies sont possibles. Il pourrait il y avoir une tentative de construction de coalition entre ensemble et LR-UDI. Donc il y aurait un accord de gouvernement et une équipe gouvernementale à qui incombe l’application de cet accord structurel. Ce n’est pas l’hypothèse à laquelle je crois mais elle est possible.
Ou bien ce qui est plus probable, la présentation d’un gouvernement issu d’Ensemble, un gouvernement minoritaire mais qui ne suscite pas l’opposition de tous les parlementaires. Projet de loi par projet de loi, il y aurait des négociations, soit avec le même partenaire, soit avec différents partenaires dans le temps.

Au demeurant, des accords de gouvernement ont déjà été négociés en France quand le RPR de droite gouvernait avec l’UDF de centre-droit ou le parti socialiste à gauche avec le parti communiste français en 1981-84 et sous le gouvernement Jospin, il y a une négociation d’un accord de gouvernement c’est-à-dire où va-t-on et pour quoi faire ?

Certes ce n’est pas aussi élaboré qu’en Allemagne ou en Belgique où on prend beaucoup de temps pour faire un document qui est le guide de travail – en Belgique on dit souvent la « bible » de travail – du gouvernement, mais vous aviez quand même les grands axes d’orientation.

TV5MONDE : En France il y a cette possibilité pour un gouvernement minoritaire de faire passer des lois sans approbation du Parlement en vertu de l’article 49-3 de la Constitution qui par ailleurs a été réformé, est-ce une exception française ou bien un tel recours existe ailleurs ?

Pascal Delwit : Cela dépend des pays, certains ont des mécanismes de ce type-là. Mais ce recours au 49-3 a été réformé et on ne peut l’utiliser qu’avec parcimonie à savoir une seule fois par session parlementaire. Par ailleurs, plus on imagine avoir recours au 49-3, moins on a la possibilité d’avoir une relation de travail certes difficile pour faire passer ses projets de lois. Mais dans l’hypothèse d’un dossier compliqué ou quand un accord n’est pas possible, le 49-3 est une voie de secours.

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TV5MONDE : Peut-on parler de déficit démocratique en France ? Qu’est ce qui est en cause : les institutions, le mode de scrutin, la classe politique, les électeurs etc. ?

Pascal Delwit : Il faut être prudent sur la singularité de la France. Avec 48,5-47,5 % de participation électorale, c’est un niveau bas mais pas exceptionnel en Europe, c’est classique en Europe centrale, et si vous prenez un Etat que l’on ne présente pas comme un Etat anti-démocratique, la Suisse, les taux de participation aux législatives sont quasi systématiquement inférieurs à 50%. De manière générale, les taux de participation sont en déclin partout même si le niveau français est très bas.

Ce qui est en cause, est le décalage partiel entre les attentes sociales et les politiques publiques menées. Une bonne part des abstentionnistes ne voient pas de différence spectaculaire ni leurs attentes réalisées. Aujourd’hui la difficulté est que les attentes s’individualisent parce que la situation sociale des individus s’individualise.

TV5MONDE : Est-ce que les institutions ne sont pas aussi en cause ?

Pascal Delwit : Il me semble clair qu’il y a un problème institutionnel en France par rapport à une forme d’acception de la démocratie. À tous les échelons, du municipal au national, il y a une forme d’éloignement. Les institutions ne sont pas tout mais ne sont pas rien non plus. Par exemple, le mode de scrutin uninominal à deux tours qui impose deux mobilisations après deux mobilisations à la présidentielle, soit le fait de voter 4 fois en l’espace de trois mois, certes ce n’est pas un effort considérable mais c’est plus que ce que la majorité des citoyens européens connaissent dans leur Etat.

Cela conduit aussi à de l’abstention, on l’a vu quand au second tour un candidat de gauche est face au RN de larges secteurs d’électeurs républicains et Ensemble ne sont pas allé voter ou dans le cas d’un duel entre un candidat de gauche et d’Ensemble, de larges secteurs d’électeurs RN et partiellement de Républicains ne vont pas voter. Il faut bien se dire que si vous n’avez plus de candidat de votre sensibilité présent au second tour, il faut faire un effort cognitif supplémentaire pour aller aux urnes. Cela ne veut pas dire que changer de mode de scrutin va réduire l’abstention. Mais traditionnellement on observe que la participation est plus forte dans un scrutin proportionnel que majoritaire.

TV5MONDE : Selon vous, est-ce que vu de l’étranger et notamment en Europe, le cas de la France et des législatives peut susciter des doutes voire des inquiétudes notamment dans le contexte actuel ?

Pascal Delwit : D’une manière générale, ce qui se passe en France, comme en Allemagne et en Italie est suivi de près, il est clair que l’on porte moins d’attention à la vie politique belge, luxembourgeoise, hollandaise ou portugaise. Si on prend le cas de l’Italie, c’est un bon exemple de ce qui est possible de faire puisque l’actuelle majorité, elle va de la gauche à la droite radicale. De plus, il y a cette dynamique du couple franco-allemand dans les affaires de l’Union Européenne. Donc il y a bien une attention sur ce qui se passe en France et notamment sur le rapport à l’UE. Car le RN est un parti eurosceptique, LFI est un parti qui endosse de larges dimensions de l’euroscepticisme, les Républicains ne sont pas non plus un parti très européiste. Cela trouble sans doute les chefs d’Etat et de gouvernement et les observateurs dans un contexte de défis, face à l’invasion de l’Ukraine, face au réchauffement climatique, face à la gestion post-pandémie. Cette situation non pas chaotique mais inhabituelle où le président n’a pas l’effet de la confirmation, après l’avoir remporté la présidentielle au second tour face à Marine Le Pen à 42% des voix, suscite sans doute une certaine inquiétude.

En France, Emmanuel Macron condamné au compromis ?

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