Fil d'Ariane
Un "scandale qui n'est pas excusable". Véronique Margron, présidente de la CORREF, la Conférence des religieux et religieuses de France, a vu venir la tempête, elle qui écoute les victimes d’abus sexuels depuis des années.
Lorsque nous l'avons rencontrée, le pape François venait de dénoncer une nouvelle fois le "cléricalisme".
Il admettait alors pour la première fois publiquement que des religieuses avaient été agressées sexuellement par des prêtres. C'était une première.
Il y avait un historique et une actualité.
Longtemps tenues par l'omerta de l'Eglise, certaines religieuses ne craignent plus de parler haut et fort.
C'est le cas de Caroline, que nous avons rencontrée mi-février 2019. Il lui a fallu 30 ans avant de pouvoir dire l'insoutenable et la trahison du prêtre auprès duquel elle était allée chercher un soutien spirituel.
D'autres religieuses, ou anciennes religieuses, en France, en Allemagne, en Italie, au Canada, en Afrique, se sont confiées dans un documentaire diffusé sur Arte qui fait date.
De tout cela, le Vatican est au courant depuis 60 ans, affirme l'enquête.
"Avions-nous, ici en France, connaissance de l'ampleur de ces ignominies ? La réponse est non", réagit Véronique Margron, présidente de la CORREF.
"Face à l'effroyable réalité", dit-elle, "il est de la "responsabilité" de l'Eglise "de dire cette faute, responsable de vies fracassées, et de nous engager ici et partout, afin que cela ne puisse se perpétuer".
"L'engagement de tous dans l'Église et l'aide de compétences extérieures sont indispensables", ajoute la théologienne.
Soutien total aux victimes, fin de "l'impunité pour les abuseurs, avec les complicités actives et passives" : c'est l'objectif de la CORREF.
L’Union internationale des supérieures générales (UISG) - qui réunit les supérieures de plus de 600 000 soeurs dans le monde - s'y rallie. L’irlandaise Patricia Murray, sa secrétaire générale, appelle les religieuses victimes de toutes formes d’abus à les dénoncer.
De son côte, la Conférence des évêques de France (CEF) dit sa « profonde indignation, sa tristesse et sa colère". "La lutte contre les abus sexuels et toute autre sorte d’abus dans l’Eglise est aujourd’hui une priorité que chacun doit porter en pleine responsabilité", ajoute la CEF, qui n'a pas souhaité répondre aux questions de TV5Monde jusqu'à présent.
L'évêque de Lausanne, Mgr Morerod, évoque pour sa part "le besoin urgent d'empêcher qu'il y ait d'autres victimes".
Dans un message aux fidèles, l'archevêque de Rouen fait état de son dégoût profond et interroge : "Je n’imaginais pas à quel point il y a de la pourriture au sein de notre Église catholique. Est-ce par aveuglement ou par orgueil ? Est-ce par protection plus ou moins consciente de l’Église ou des personnes ? Je ne sais pas répondre. Je m’examine moi-même, et chacun a sans doute sa réponse. En tous les cas, nous avons maintenant à accueillir la lumière qui éclaire ces ténèbres", écrit Mgr Dominique Lebrun.
L'archevêque de Strasbourg parle, lui, d'"un séisme dans son coeur et d'un cancer métastasé dans l'Eglise". L'Eglise catholique est en danger, ajoute Mgr Ravel."Ne pas affronter ces questions, comme laïcs ou comme consacrés serait suicidaire", poursuit-il. "Certains de nos contemporains rejettent violemment l’Eglise, demandent à être débaptisés, mais comment s’en étonner s’ils ont été les souffre-douleurs d’un homme d’Eglise ?" Il appelle Rome à préciser sa ligne de conduite dans la lutte contre les abus sexuels.
"L’institution va devoir nous guider, que signifie par exemple la tolérance zéro ? Réduit-on les auteurs de ces crimes, condamnés par la justice civile, à l’état laïc ? Comment les empêcher de nuire ? (...) Si L’Eglise n’est pas claire, son attitude lui sera reprochée, par une société elle-même laxiste, qui aurait d’ailleurs intérêt à considérer ce problème dans ses institutions et dans les familles", estime l'archevêque de Strasbourg dans un entretien au site catholique suisse Cath.ch.
L'heure est donc à l'examen de conscience et aux interrogations des évêques, inquiets de l'impact du scandale et de la désaffection des fidèles.
Ces réactions annoncent-elles une dynamique de réformes, quelques semaines après la réunion au Vatican des présidents de conférences épiscopales sur la question des mineurs abusés sexuellement par des prêtres ?
Jeudi 7 mars, un coup de tonnerre supplémentaire s'est abattu sur l'Eglise en France.
Il est venu de la justice civile. Six mois de prison avec sursis pour le cardinal Philippe Barbarin jugé coupable de non-dénonciation d'abus sexuels sur mineur - l'affaire Preynat, pour laquelle le prêtre n'a pas encore été jugé.
L'archevêque de Lyon, Primat des Gaules, plus haut dignitaire catholique en France, annonce dans la foulée qu'il va remettre sa démission au pape. C'est "Le choc", pour le journal La Croix, photo en une, pleine page, du cardinal Barbarin, regard baissé.
"Entre 2016 (le classement sans suite de la plainte, NDLR) et 2019, le regard porté sur les abus sexuels a profondément changé". "Ce qui a tout changé", écrit l'éditorialiste Guillaume Goubert, "c'est la prise de parole des victimes". "Le cardinal paie, au-delà de ses propres erreurs, celles de ses prédecesseurs. "Cependant", conclut le directeur du quotidien français de référence des catholiques en France, "le signe d'un changement d'ère (doit être donné) pour le bien de l'Eglise."
Situation "inédite", réagit dans la foulée le président de la Conférence des évêques de France. Mgr Pontier évoque le résultat d'un "conflit entre deux exigences : respecter le cheminement de la justice et se préoccuper du bien du diocèse de Lyon".
La Parole Libérée, l'association des victimes d'un prêtre pédophile, déplore pour sa part "l'erreur de trop" de la part du pape François.
Mgr Barbarin n'est pas le seul dignitaire dans l'actualité agitée de l'Eglise, loin de là.
Si la décision du Vatican fait le bonheur des soutiens du prélat français, elle alimente le trouble de nombreux autres catholiques, en France comme ailleurs.
D'autant plus qu'en cette fin mars 2019, le pape a accepté la démission de l'alter ego du cardinal français au Chili, Mgr Riccardo Ezzati, archevêque de Santiago, mis en cause pour non-dénonciation de crimes sexuels concernant 3 prêtres. La justice chilienne a confirmé en appel les poursuites le visant.
Mgr Ezzati reste cependant cardinal. (encadré)
L'australien George Pell lui aussi est entré dans l'histoire sans gloire des prélats déchus. L'ancien trésorier de la Curie, numéro 3 du Vatican et ancien conseiller du pape François, écope de six ans de prison ferme pour agressions sexuelles de deux enfants de choeur en 1996 et 1997. Il a fait appel. Son dossier est par ailleurs sur la table de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.
C'est elle qui a le pouvoir de défroquer les ecclésiastiques. Et c'est ce qu'elle a décidé pour l'américain Theodore McCarrick, archevêque émérite de Washington, condamné par la justice civile, et réduit à l'état laïc, début 2019.
Voilà pour le lourd contexte dans lequel l'Eglise est attendue sur le dossier des religieuses abusées.
Quels actes ?
Qui pour rendre justice aux religieuses victimes d'abus sexuels des prêtres ?
Une commission nationale a été mise en place en novembre 2018 en France pour faire toute la lumière sur "les abus sexuels sur mineurs et personnes vulnérables dans l'Eglise". Elle est présidée par un haut fonctionnaire français, Jean-Marc Sauvé, nommé par les évêques. L'instance se veut "Commission indépendante sur les abus sexuels sur mineurs et personnes vulnérables dans l’Église" (Ciase). Pourra-t-elle se saisir des abus sexuels visant des femmes ?
Cela ferait sens, affirme la présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, si l'on considère que ces religieuses, sous l'emprise de leurs agresseurs lorsqu'elles ont été abusées, étaient vulnérables (Cour de Cassation : article 222-29, Code pénal français).
Le cas des religieuses sexuellement abusées ailleurs dans le monde ne serait pas réglé pour autant. "Une commission d'enquête internationale" est la bonne échelle d'action, explique Véronique Margron, dans la mesure où "un grand nombre de religieuses font partie de congrégations internationales".
La théologienne prône par ailleurs une réflexion sur la place des femmes dans l'Eglise. "Reconsidérer la place des femmes ", dit-elle, dans le sillage de ce que préconise le pape contre le "cléricalisme".
Depuis le concile de Vatican II (1962-1965), l'Eglise fonctionne selon un double système, vertical d'une part, et de large autonomie des évêques, quasi souverains en leurs diocèses, de l'autre.
Problème, "c'est une Eglise sans contrepoints, c'est à dire, sans contre-pouvoirs". Concrètement, l'exécutif, le législatif et le judiciaire sont concentrés en de mêmes mains, "ce qui pose question", souligne Véronique Margron.
"Des réformes institutionnelles sont souhaitables, c'est ce que j'attends du pape", poursuit la présidente de la CORREF. "L'altérité et la diversité sont nécessaires dans l'Eglise, parce que là où il y en a, l'institution est plus saine et l'Evangile peut-être amené au plus grand nombre."
Toute la question est de savoir comment mettre en oeuvre ces réformes, avec qui, quelle indépendance et quels moyens, insiste-t-elle. "Le pape a beau être un homme magnifique, il ne peut pas tout", poursuit la théologienne. "Sa force réside dans son pouvoir de persuasion, mais c'est aux autres de mettre en place les réformes".
Dans l'entretien qu'elle nous a accordé le 11 février 2019, la présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France dresse un état des lieux de la crise actuelle dans l'Eglise en lien avec les abus sexuels, et propose des pistes de réflexion.
Nous avons retenu sept grands thèmes.
Les violences sexuelles dans l'Eglise : une crise systémique ?