Fil d'Ariane
“ J’ai donné beaucoup d’ombre à quelqu’un aujourd’hui, cela me fait me sentir bien. Signé : le bouleau jaune”. Si vous habitiez à Halifax, voilà un message que vous pourriez recevoir sur votre téléphone, en direct des jardins publics de la ville. Un projet ludique, qui permet aux résidents de cette ville canadienne de communiquer avec quinze de leurs voisins végétaux. Oui, les arbres pourraient bien tenter de nous parler....
Evidemment, pas par SMS. Mais des scientifiques étudient cette théorie de manière très sérieuse. Longtemps délaissée au profit de la zoologie, la botanique revient sur le devant de la scène. A quoi bon s’intéresser à des êtres qui n’ont pas de jambes pour se déplacer, pas d’yeux pour voir, pas de bouche pour manger ou parler, et surtout pas de cerveau ? Avec la vie contrainte et sédentaire qu’ils mènent, cloués au sol, leur quotidien peut sembler presque insipide, et leurs facultés limitées.
Mais il aura fallu en 2017 le succès d’un livre, La Vie secrète des arbres de Peter Wohllleben pour que leur statut change. Avec cette plongée dans le monde fascinant des arbres en forêt, et plus d’un million d’exemplaires vendus partout dans le monde, les arbres sont devenus “tendance”.
Peter Wohlleben, ingénieur forestier, en a irrité plus d’un dans le monde biologique avec son approche qui manquait de rigueur scientifique. Mais peu importe, sa passion des arbres et désormais partagée avec un public qui a besoin d’un bon bol d’air frais, et avec son approche “romantique”, il a même conquis certains scientifiques travaillant sur le sujet. Car le regain d’intérêt pour ces êtres immobiles ne se joue pas qu’en librairie depuis deux ans, il se prépare en laboratoire, depuis plusieurs années.
Chaque publication scientifique est accompagnée par son lot de nouvelles révélations sur les facultés cognitives des arbres et des plantes en général. Dans le monde immobile et quasiment silencieux d’une forêt d’arbres, difficile de voir ou même de sentir ce qui se trame : les arbres communiquent par un vaste réseau, une sorte d’intranet des plantes. Ils peuvent garder des évènements en mémoire, changer leur position en fonction de la gravité ou du vent. Souvent, ils s’entraident… Et parfois même manipulent d’autres espèces, voire des animaux.
Est-ce que cela les rend intelligents pour autant ? Oui, dit la nouvelle génération de botanistes, incarnée notamment par l’Italien Stefano Mancuso qui se définit comme un “éthologue végétal”. “La meilleure définition de l’intelligence serait la capacité à résoudre les problèmes”, indique-t-il.
Pour lui, ces plantes qui représentent plus de 80% de la masse des êtres vivants (contre 0,3 pour les animaux) peuvent non seulement résoudre des problèmes (et même se développer pour sortir d’un labyrinthe), mais aussi s’organiser, s’entraider et surtout réussir à survivre depuis une époque bien plus ancienne que l’humain. Il est le plus fervent défenseur de l’intelligence des plantes, un auteur prolixe et vulgarisateur aussi.
Mais l’homme autant que ses théories, dérangent dans la communauté des spécialistes du monde végétal. Jusqu’ici, dans le domaine de la biologie, la star c’était la zoologie. Pour être intelligent, il fallait donc avoir des neurones et un cerveau, ce dont sont dépourvus les arbres. Pour Emanuele Cocia, philosophe et auteur de La vie des plantes, une métaphysique du mélange : “le concept d’intelligence a été tiré de l’humain, et après on a essayé de l’étendre aux animaux. On n’avait jamais interrogé les plantes”. Effectivement, la plante n’est pourvue d’aucun organe : pas de cerveau, pas non plus de poumons ni d’estomac, rien. “Elles n’en ont pas car les organes sont des points faibles et fragiles”, explique Stefano Mancuso.
Et pourtant selon des recherches scientifiques, les plantes seraient conscientes de ce qui se passe à l’intérieur d’elles, comme de ce qui se passe à l’extérieur. “Ce qui est une définition suffisante et basique de la conscience”, selon Emanuele Coccia.
Balivernes, selon les auteurs de cette tribune publiée le 3 juillet dans le journal “Trends in plants". Non, les plantes ne sont pas conscientes. L’absence de système nerveux à proprement parler suffirait pour eux à rendre cette idée caduque.
Parmi les signataires de ce texte, l’Allemand David Robinson a été contacté par TV5MONDE. S’il reconnaît que les végétaux réagissent à leur environnement, “les plantes et arbres ne sont pas des organismes conscients. Ils n’ont pas de cerveau, pas de système nerveux. Ils ne pensent pas, n’ont pas de mémoire. Ils ne ressentent pas de douleur ou d’émotion. Il n’y a aucune justification scientifique pour “humaniser” la vie des plantes”. Aux questions sur l’intelligence des plantes, il n’a pas voulu répondre, estimant qu’il ne pouvait pas “parler d’un phénomène qui n’existe pas”
A ces attaques, Stefano Mancuso préfère répondre qu’un jardinier du Château de Versailles en sait plus sur les plantes que des biologistes trop spécialisés, qui n’auraient pas de vue d’ensemble. Des querelles internes, liées à l’ego selon Emanuele Coccia : “Si l’on commence à dire que les plantes sont intelligentes et douées de conscience, toute l’arrogance et l’effet de domination que les neurosciences ont à l’intérieur de la biologie et des sciences naturelles s’écrouleront.”
Affirmer que les plantes sont intelligentes, c’est donc ouvrir la porte à des débats scientifiques, éthiques et moraux. Et surtout, remettre en question notre propre intelligence.
Pourquoi est-il si difficile d’accorder aux arbres l’intelligence dont ils pourraient être crédités ? Stefano Mancuso pousse la réflexion plus loin : si nous ne savons pas prêter de l’intelligence aux arbres car ils sont trop différents, alors comment reconnaîtrons-nous une espèce extra terrestre si nous en croisions une ? L’homme ne semble pas en mesure de concevoir des intelligences autres que la sienne. Et n’a pourtant aucun problème pour parler d’intelligence artificielle ou informatique.
“Si les plantes sont intelligentes et sensibles, ça veut dire que l’intelligence et la sensiblité ne sont pas purement humaines. Nous vivons une époque de catastrophe écologique majeure. Les plantes étant la portion de vivants la plus nombreuse au monde, il faut qu’on les interroge”, s’émeut Emanuele Coccia. La portion la plus nombreuse, et aussi celle qui nous apporte l’oxygène, et le premier maillon de la chaîne alimentaire.
Alors, est-ce parce qu’il est plongé dans une forme d’angoisse climatique que l’homme retourne à l’arbre? A travers la science, bien sûr, mais aussi via des “bains de forêts” : il le regarde, cherche des réponses pour son propre avenir. Parfois aussi, il le câline. Acte purement égoïste et dangereux : certaines écorces peuvent contenir du poison. Et Stefano Mancuso de préciser que de manière générale, les arbres n’aiment pas être touchés. Mais d’un excès à l’autre, les câlins aux arbres ont la cote, reflets d’une envie de recréer un lien perdu depuis longtemps.