La commission « Goberge » ?
J’imagine que vous savez ce qu’est de la goberge : un succédané de chair de crabe… C’est un humoriste de Radio-Canada, Jean-René Dufort, qui a eu l’idée de qualifier de « goberge » la Commission d’enquête que le premier ministre du Québec Jean Charest a finalement décidé de tenir sur l’industrie de la construction. Alors Jean-René, si tu n’y vois pas d’inconvénient, je me permettrais de reprendre l’expression car effectivement, cette commission d’enquête pourrait être un succédané de commission…
IL A CÉDÉ À LA PRESSION Tout d’abord, pour bien comprendre ce dont je parle ici, je vous enjoindrais à lire ma chronique précédente, « Quelque chose de pourri dans la belle province », chronique dans laquelle j’expliquais à quel point l’industrie de la construction, principal secteur d’activité industrielle du Québec, était gangrénée par la corruption, collusion, fausses factures et pratiques de dépassement de coûts dans les grands chantiers publics, infiltration par le crime organisé et possible financement occulte des partis politique. Depuis plus de deux ans, le premier ministre du Québec refusait obstinément de mettre en place une commission d’enquête pour faire la lumière sur tous ces scandales révélés par les journalistes de Radio-Canada. Sauf que là, la pression était devenue insoutenable pour Jean Charest, il était acculé au fond du mur, surtout après le coulage dans les médias du rapport d’un ex policier qui venait confirmer toutes ces pratiques illégales et immorales au sein de cette industrie. Une pression venue de toutes parts, de la population bien sûr, de l’opposition, de divers ordres professionnels comme l’ordre des Ingénieurs – car plusieurs firmes de génie-conseil sont au centre de ces scandales - mais la pression commençait aussi à venir des rangs du parti politique du premier ministre, le Parti libéral du Québec, qui tenait justement la fin de semaine dernière son congrès. Le premier ministre Charest s’est donc « résigné », en quelque sorte, à annoncer, mercredi dernier, la tenue d’une commission d’enquête sur l’industrie de la construction, plus spécifiquement sur l’attribution des chantiers publics au cours des quinze dernières années au Québec. Cette commission sera présidée par une femme, France Charbonneau, qui est actuellement juge à la Cour supérieure du Québec, une magistrate respectée – c’est elle notamment qui a fait condamner à la prison à vie Maurice Boucher, le chef des Hell’s Angels, un groupe de motards criminalisés très puissant au Québec. Cette commission se fera en deux volets, l’un privé, pour préserver l’anonymat des témoins qui le demanderont, et l’autre publique, comme le veut d’ailleurs toute commission d’enquête digne de ce nom. Par contre, mercredi dernier, lors de son annonce, le Premier ministre Charest précisait que la présidente de la commission n’aurait pas le pouvoir de contraindre des gens à venir témoigner, pour, dixit Jean Charest, ne pas nuire aux enquêtes policières en cours. Un point qui a soulevé un tollé de critiques : comment enquêter sur toutes ces pratiques et comment, par la suite, faire le grand ménage dans cette industrie si on ne peut pas convoquer à la barre des témoins les personnes impliquées dans ces magouilles ? Même le Barreau du Québec a dénoncé la décision du premier ministre Charest de priver cette commission de ce pouvoir que toute commission a de facto, tel que prévu d’ailleurs dans la loi qui encadre la tenue de ce genre d’enquêtes. Le Barreau a donc décidé de ne pas soutenir la commission dans cette forme initiale. Bref, les critiques ont été si générales et virulentes que le premier ministre Charest a fait volte-face : il dit donner carte blanche à la juge Charbonneau pour mener à bien son enquête et elle pourra, si elle le veut, demander au gouvernement de lui accorder le pouvoir de contraindre des personnes à venir témoigner. Autrement dit, la balle sera dans le camp de la présidente de la commission.
FINALEMENT ?... Mais ce revirement de position de la part du gouvernement n’a pas fait taire les critiques pour autant. L’opposition dénonce le fait que Jean Charest laisse à la juge Charbonneau la possibilité de réclamer un pouvoir qu’elle devrait avoir de facto, pourquoi, dit l’opposition, ne pas tout simplement changer le mandat de la commission en lui donnant celui qu’elle devrait avoir tel que stipulé dans la loi sur les commissions d’enquête publique ? Cela aurait été si simple… Pour le chroniqueur politique Vincent Marissal, du quotidien montréalais La Presse, Jean Charest se conduit comme un enfant orgueilleux qui sait qu’il a fait une grosse bêtise mais qui ne veut pas l’avouer. Tout ce cafouillage dans les rangs gouvernementaux, selon lui, peut laisser l’impression aux Québécois que les Libéraux ont peut-être des choses à cacher et qu’ils veulent à tout prix tenter de garder un contrôle sur tout le processus. Plusieurs journalistes ont aussi qualifié d’improvisation ces virages à 180 degrés du premier ministre Charest. Finalement cette commission d’enquête aura-t-elle les dents nécessaires pour mordre dans le gros morceau saignant ? Cette commission sera-t-elle juste de la « goberge » ou la population québécoise aura-t-elle droit à de la vraie chair de crabe ? Sa présidente, la juge Charbonneau, aura-t-elle vraiment les coudées franches de la part du gouvernement pour mener son enquête comme elle l’entendra ? Va-t-elle se prévaloir de ce pouvoir de contraindre des témoins ? Un premier test sera la nomination de son équipe qui devra l’assister durant les deux années de mandat de la commission. Le gouvernement va-t-il se mêler de ces nominations ? La juge Charbonneau, reconnue dans le milieu pour son professionnalisme et son intégrité, aura-t-elle l’indépendance nécessaire pour pointer du doigt les coupables de ces pratiques, quels qu’ils soient, et remonter les filières jusqu’au bout de la chaîne, même si le dernier chainon l’amène jusque dans les hautes sphères du pouvoir québécois ? La juge Charbonneau doit produire son rapport d’ici octobre 2013, mais d’ici là, des élections législatives se tiendront au Québec – des rumeurs parlent d’un scrutin au printemps prochain d’ailleurs. La juge peut par contre produire des rapports intérimaires d’ici cette date butoir. En tous cas, on ne va pas s’ennuyer politiquement au Québec au cours des prochains mois, ce d’autant plus que les journalistes d’enquête de Radio-Canada, qui ont déterré toutes ces histoires, poursuivent sans relâche eux aussi leur travail d’enquête, et nous promettent d’autres révélations et scandales juteux. Entre ces journalistes, les policiers, et la mise sur pied de cette commission d’enquête, il doit y avoir des gens en ce moment au Québec qui ont du mal à s’endormir le soir quand ils entrent dans leur lit, car les mailles du filet commencent sérieusement à se resserrer…
Dans la cabane de Catherine François au Canada
Que se passe-t-il dans le « plus beau pays du monde » - comme aimait le définir l’ex premier ministre du Canada Jean Chrétien - ? Correspondante depuis maintenant deux ans de TV5 Monde au Canada - en poste à Montréal - je vous propose dans ces carnets de suivre l’actualité de cet immense pays, baigné d’un océan à l’autre, avec toutefois un éclairage braqué plus spécifiquement sur le Québec, la province où vit la majorité francophone… je veux, dans ces carnets que je vous offrirais sur une base régulière, vous présenter ce qui fait les grands titres de la presse d’ici et vous parler de sujets d’actualité dont je ne parle pas forcément dans les reportages que je produis pour TV5 Monde. Cette nouvelle tribune me donnera aussi l’occasion de revenir plus en détails sur certains de ces reportages et de vous narrer des anecdotes de tournage quand j’en aurais – il y en a souvent - Bref, de quel bois se chauffe ma « cabane au Canada » ? Vous le saurez en venant consulter régulièrement ces pages…