Les errements de Lafarge en Syrie, un scandale à fragmentation

Le groupe Lafarge a obtenu ce jeudi 7 novembre 2019 l’annulation de sa mise en examen pour « complicité de crimes contre l’humanité », une qualification qui était inédite pour une entreprise française. Le cimentier reste en examen pour « financement du terrorisme » dans l’enquête sur ses activités en Syrie jusqu’en 2014 . Lafarge, alors emblème de l'exportation française aujourd'hui tombé dans le giron suisse, est accusé d'avoir financé des groupes jihadistes en Syrie, dont l'organisation Etat islamique.  Plusieurs de ses hauts dirigeants sont également en examen mais laissés libres. Nous republions ici notre article initialement paru en décembre 2018 et complèté en juillet 2018.
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Jalabiya
La cimenterie de Jalabiya lors de son exploitation.
(Daniel RIFFET / Photononstop)
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Rien n'est encore jugé mais c'est dores et déjà l’un des scandales industriels au goût français les plus embarrassants des dernières décennies. Moins par sa dimension financière, minime à l’échelle des multinationales, que par sa connotation morale dans le contexte, les personnalités impliquées et leur raison sociale.
 
Lafarge lafont
Bruno Lafont en 2013.
(AP Photo/Michel Euler)

Depuis près de deux ans dans les médias, l'affaire éclate au plan judiciaire fin 2017. La première semaine de décembre, six des principaux dirigeants du célèbre cimentier Lafarge - il y a peu icône de l'industrie française – sont mis en examen dans le cadre des activités en Syrie de leur société, dont son ex-président non moins iconique, Bruno Lafont.

Les charges sont lourdes :  « financement d'une entreprise terroriste » et « mise en danger de la vie d'autrui ». Mots cinglants à moins de deux ans des massacres de Paris ou de Nice.

Six mois plus tard, en juin 2018, c'est  « complicité de crime contre l'humanité » dont doit répondre le groupe Lafarge.   [édit : charge annulée ce 7 novembre 2019 par décision de la Cour d'appel, sur réquisition du Parquet]

Stupeur dans le monde policé du CAC 40, où le mot « terroristes » avait bien été employé récemment contre des actions syndicales mais où l'on n'imaginait pas qu'il puisse désigner, pour de vrai, l'un des siens. Des prolongements inéluctables, et à tiroirs. Une « bombe à fragmentation », s'inquiète le quotidien le Figaro.
 

Un investissement à problèmes

Tout commence en 2007, lorsque Lafarge acquiert en Syrie une cimenterie à Jalabiya, à 150 km au nord-est d'Alep. Trois ans de travaux s'ensuivent, une dépense de près de 600 millions d'euros. Investissement considérable même pour un groupe international, mais en 2010, enfin, l'usine entre en production.

La guerre civile éclate moins d'un an plus tard, en septembre 2011. Dans le désordre, la production décroît. Rapidement, la direction du site cherche et trouve des arrangements avec différents groupes armés pour maintenir son activité. Mais il s'agit alors de factions de l'opposition au régime de Damas considérées comme présentables, bénéficiant d'une bienveillance tacite des Occidentaux.

Raqqa
A Raqqa, en juin 2014
(AP Photo/Raqqa Media Center of the Islamic State group, File)

En juin 2014, c'est une tout autre entité qui prend le contrôle du territoire où se trouve l'usine : l’« Etat islamique », à l’aube de sa brève histoire. Sa « capitale », Rakka, n'est qu'à 90 km.

Au lieu de fermer ses installations voire de les saboter – la France est déjà en guerre contre Daech – la direction de l'usine prend langue avec l'EI et le Front Al Nosra, également actif dans la région. Objectif : maintenir coûte que coûte l'activité du site. Ce qui suppose, notamment, garantir les facilités de circulation nécessaires au franchissement des barrages pour son personnel mais aussi pour ses matériaux. Elle versera aux milices le prix de leur compréhension.
 

L’engrenage

Pour quel montant ? L'un des cadres de l'usine reconnaîtra une allocation mensuelle de 20 000 euros à l’État islamique pour la circulation des matériaux. Une expertise interne citée par l'AFP parle plus sérieusement de 13 millions d'euros de 2011 à 2014, rémunération des intermédiaires incluse. Des achats de pétrole raffiné auraient également été effectués auprès de Daech pour le fonctionnement des installations.

Le jeune Etat islamique en guerre a besoin de ciment pour ses fortifications, son réseau de tunnels. Mais pas seulement. Selon des témoignages rapportés par le magazine de France 2 "Complément d'enquête" (mars 2018), le ciment Lafarge sert, entre autres, à la construction d'installations carcérales dans le "stade noir" de Rakka, théâtre de dizaines d'executions.

Au nom d'Allah le miséricordieux, les moudjahidines sont priés de laisser passer aux barrages ce véhicule transportant du ciment de l'usine Lafarge.Etat Islamique

En août 2014, une résolution de l'ONU interdit toute relation financière avec les groupes  « terroristes » présents en Syrie. Consultée par les dirigeants de l'usine de Jalabayeh, la direction juridique du groupe Lafarge affirme avoir alors recommandé sa fermeture.

EI syrie
Miliciens de l'"Etat islamique" dans le Nord-Est de la Syrie en 2015.
(AP Photo/File)

C'est pourtant une autre voie qu’ils empruntent. Un laissez-passer de l’État islamique daté du 1er septembre 2014 versé au dossier en témoigne : « Au nom d'Allah le miséricordieux, les moudjahidines sont priés de laisser passer aux barrages ce véhicule transportant du ciment de l'usine Lafarge, après l'accord avec l'entreprise pour le commerce de cette matière ».

Le 10 septembre, son directeur Frédéric Jolibois se rend à l'ambassade de France en Jordanie (celle de Damas est fermée) et selon le compte rendu de celle-ci, réaffirme sa volonté de se maintenir en Syrie pour préserver ses intérêts. Cinq jours plus tard, l’État islamique vient s’emparer de l'usine.

Une partie du personnel est évacuée en catastrophe par bus mais ces derniers sont insuffisants. Une trentaine d'employés doivent fuir par leurs propres moyens. Quatre seront pris en otages. Parmi eux, deux Chrétiens, contraints de se convertir à l'Islam pour sauver leurs vies.

Le site est pris par l'EI dans la nuit, intact et stock de ciment frais disponible grâce aux codes des silos vraisemblablement livrés par un responsable. Fin piteuse de l'épopée de Lafarge en Syrie.

Succédant à celle de Charlie Hebdo et précédent le massacre de Nice, survient en France la tuerie du Bataclan. Les mésaventures de l'industriel au Levant n'intéressent pas grand monde.
 

Par qui le scandale arrive ...

C'est le quotidien le Monde qui, en juin 2016 révèle dans un article documenté que le cimentier français a maintenu son activité « coûte que coûte  au milieu d'un pays à feu et à sang, au prix d'arrangements troubles et inavouables avec les groupes armés environnants, dont l'organisation État islamique ». Des salariés et des ONG saisissent la justice.

Le ministère de l'Economie ouvre une enquête mais il faut attendre près d'un an pour que le Parquet de Paris décide d'une information judiciaire, en juin 2017. Elle est confiée à deux juges d'instruction du pôle financier et à un magistrat instructeur du pôle anti-terroriste, respectivement Charlotte Bilger, Renaud Van Ruymbeke et David De Pas.

Lafont soiron
Bruno Lafont et le président d'Holcim Rolf Soiron (à gauche) en 2014, lors de la fusion des groupes industriels.
(AP Photo/Jacques Brinon)

Entre temps, le groupe Lafarge a changé de main. Son "rapprochement" en 2014 avec le groupe suisse Holcim, présenté par le pouvoir politique français comme un mariage de rêve se révèle vite, comme pressenti, une vulgaire absorption par la partie helvète.

A la faveur d'un mouvement boursier, cette dernière ne tarde pas à augmenter sensiblement sa participation.  La vrai-fausse union pas même consommée, elle se sépare du PDG français Bruno Lafont, visiblement pas seulementt pour des motifs de stratégie industrielle. L'affaire syrienne trouvée dans la corbeille n'est sans doute pas une surprise, mais elle devient encombrante.

Des erreurs de jugement significativesExpertise Baker& McKenzie

Nouvelle entité née de la fusion, LafargeHolcim confie une expertise à un cabinet d'avocats de Chicago, Baker& McKenzie, ce choix devant aider à prévenir le risque redoutable de poursuites américaines. Ses conclusions s'avèrent accablantes.

Elles confirment des « arrangements » avec les groupes armés, des mesures prises pour poursuivre l'activité en Syrie « inacceptables » ainsi que « des erreurs de jugement significatives en contradiction avec le code de conduite alors en vigueur ». Cependant, elles se gardent bien de répondre à une question essentielle : qui savait, et jusqu'à quel niveau ?

Chutes

En décembre 2017, les magistrats – sous réserve de la présomption d'innocence puisque rien n'est jugé - donnent un début de réponse, sans épuiser la question.

Le 1er décembre, les deux directeurs successifs du site au moment des faits, Bruno Pescheux et Frédéric Jolibois, sont mis en examen pour « mise en danger de la vie d'autrui » et « financement d'une entreprise terroriste ».

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Le juge Renaud Van Ruymbeke, l'un des trois magistrats instructeurs du dossier.
(AP Photo/Remy de la Mauviniere)

Inculpé des mêmes charges, Jean-Claude Veillard, directeur chargé de la sûreté chez Lafarge et pilier du groupe, auquel il appartient toujours.  Ancien officier des commandos de marine, il était aussi au moment des événements de 2014 candidat du Front National aux municipales de Paris sur la liste de Wallerand-de-Saint-Just, trésorier du parti de Marine Le Pen.

Une semaine plus tard, les magistrats instructeurs frappent l'échelon supérieur.

D'abord, le 7 décembre, Eric Olsen. Citoyen américain, directeur des ressources humaines du groupe puis directeur général après sa fusion avec Holcim, il avait été mis à l'écart en mai dernier mais s'était défendu de toute responsabilité dans l'affaire syrienne.

Le lendemain, Christian Herrault Ex-directeur général adjoint, il avait reconnu début 2017 que le groupe avait été victime d'une « économie de racket » mais disait en avoir « régulièrement tenu informé » Bruno Lafont.
 

"Immunité des puissants"

Tombe enfin dans le filet, justement, le-dit Bruno Lafont. Enarque brièvement passé au ministère de l'Economie, il a réalisé l'essentiel de sa carrière chez Lafarge, dont il partage une certaine image « catholique-sociale ». Président directeur-général du groupe de 2007 à 2015, c'est une figure du CAC 40 et du MEDEF (principale organisation patronale française). Il en dirige le pôle « développement durable ».

Pour moi, les choses étaient sous contrôle. Si rien ne me remontait ...Bruno Lafont, ex-PDG de Lafarge

Mis à l'écart dans le mariage avec Holcim - qui est aussi le moment ou s'ébruite l'affaire syrienne – il n'est  pas parti les mains vide : 8 millions d'euros d'indemnités ; une retraite annuelle de 640 000 €. Interrogé par les enquêteurs, il avait toujours assuré n'être au courant de rien. « Pour moi, les choses étaient sous contrôle, avait-il déclaré lors d'une audition. Si rien ne me remontait, c'est que rien de matériel ne se produisait ». Les magistrats, visiblement, ne l'ont pas cru.

Suivant une tradition française tacite dispensant de prison effective les personnalités de marque, ils le laissent toutefois en liberté contre caution, traitement peu fréquent en matière de complicité de terrorisme. « Immunité des puissants », « frilosité révérencielle » de la justice française vis-à-vis des représentants du CAC 40, protestent Marie Dosé et William Bourdon, avocats de l'ONG Sherpa qui représente en parties civiles onze salariés syriens de Lafarge .

Doutes

Ce n'est pas tout. Les 14 et 15 novembre précédant les inculpations, les magistrats avaient fait procéder à deux perquisitions : l’une dans les bureaux parisiens du groupe LafargeHolcim, l’autre par la police fédérale belge au siège bruxellois de l’un de ses principaux actionnaires, le Groupe Bruxelles Lambert.

Les ordinateurs ont été passés à l'eau de Javel pour empêcher la justice de travaillerLes avocats de l'ONG Sherpa

Démarche trop tardive, ou éventée. Les enquêteurs ne trouvent rien, ou plutôt des procès verbaux et pièces manquantes, manifestement soustraites. «Les ordinateurs ont été passés à l'eau de Javel pour empêcher la justice de travailler », accuse ce 13 décembre Marie Dosé, l'avocate de Sherpa.

Sherpa
Campagne de l'ONG Sherpa, qui représente en partie civile plusieurs ex-salariés syriens de Lafarge.
(capture d'écran)

Ce que confirment, en d'autres mots, les magistrats : « Des éléments essentiels ne se trouvaient plus au siège », observent-ils. Et d'ajouter : «l'intégralité de la comptabilité susceptible d'impliquer la personne morale n'a pas été transmise ». 

« Personne morale » désigne implicitement les sociétés Lafarge, voire LafargeHolcim dont la première est désormais filiale. Non plus des personnes mais un système entrepreneurial, dérivant, dans cette hypothèse, vers la complicité de terrorisme par logique de profit. Le scandale change de dimension.

Le 28 juin 2018, le groupe Lafarge, en tant que personne morale, est mis en examen des chefs de « violation d’un embargo », « mise en danger de la vie d’autrui », « financement d’une entreprise terroriste » et « complicité de crimes contre l’humanité » .

Un ministre très peu informé

Une autre controverse se développe parallèlement concernant le rôle de l'autorité politique. Plusieurs cadres du cimentier incriminés ont affirmé aux enquêteurs que la décision de se maintenir en Syrie avait reçu l'aval du Quai d'Orsay.  Du 17 septembre 2011 au 25 novembre 2014, douze rendez-vous ont eu lieu à Paris entre le directeur de la sûreté du groupe et un officier de la DGSE, selon "Complément d'enquêtes".

Une usine Lafarge en Syrie? Je n'ai pas de souvenir précis.
Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères lors des faits

Eric Chevallier, ex-ambassadeur de France pour la Syrie, dément  avoir rencontré les dirigeants de Lafarge après la fermeture de l'ambassade en 2012. « Leur demander ou les inciter à rester était contraire aux consignes, je ne leur aurais jamais dit ça », assure-t-il.

Réponse de l'ex-dg du groupe Christian Herrault : « Il y a manifestement un de nous deux qui ment ».

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Laurent Fabius en janvier 2014 à Montreux (Suisse) lors d'entretiens sur la Syrie.
(AP Photo/Anja Niedringhaus)

Les enquêteurs se penchent, en tout cas, sur le rôle des autorités françaises.

Entendu le 20 juillet comme témoin, l'ancien chef de la diplomatie française Laurent Fabius affirme aux juges n'avoir rien su du maintien de l'entreprise en Syrie. "Si la question est de déterminer si je savais ou non qu'il y avait une usine Lafarge en Syrie, je n'ai pas de souvenir précis", leur déclare-t-il lors de cette audition.

La prise de l'usine par Daech ? « Non, répond l'ancien ministre alors pourtant très investi dans la "diplomatie économique" et le soutien aux entreprises françaises sur les marchés extérieurs.  Je n’ai pas souvenir d’avoir été informé de l’attaque de cette usine. »

Incrédulité de la partie adverse. « Est-ce à dire qu'en France, un ministre des Affaires étrangères est volontairement tenu dans l'ignorance de questions aussi cruciales que le maintien d'une entreprise française dans un pays en guerre et en proie au terrorisme, qui n'aura d'autre choix que de financer Daesh pour maintenir son activité ? », ironise l'avocate de Sherpa.

La bombe à fragmentation n'a pas encore livré tous ses éclats.


[première publication de cet article : 14 décembre 2017. Complété et mis à jour le 31 juillet 2018]