Sentiment de platitude Or, si ces images semblent faire envie à un nombre croissant d’adolescents, c’est qu’elles constituent bien une alternative enviable à ce que nos sociétés occidentales ont à proposer. «Indirectement, le départ de ces jeunes questionne le monde que nous avons à leur offrir, commente le psychiatre Jean-Claude Métraux, spécialiste des adolescents. Nous vivons dans des sociétés à la fois très atomisées et extrêmement focalisées sur le présent. Le rapport au passé a été chamboulé par une dévalorisation progressive de la notion d’héritage, et en même temps, nous peinons à formuler des perspectives d’avenir. Dans ces conditions, la difficulté de développer un monde de sens partagé est aujourd’hui beaucoup plus répandue qu’il y a 30 ans. Et pas uniquement chez les adolescents. Pour cette raison, l’idée d’adhérer à un collectif, aussi radical soit-il, apparaît tout à fait désirable.» «Notre société où règne l’hédonisme ne sait transmettre que des valeurs vénales et matérialistes, ajoute Nahum Frenck, thérapeute de familles. L’acquisition d’un iPhone 5, puis 6, puis 7 ne peut pas être suffisante sur le plan du sens. Les jeunes d’aujourd’hui souffrent d’un sentiment de platitude de l’existence. Or, la guerre, quoi qu’on en pense, est un projet collectif, un phénomène relationnel, qui convoque la solidarité, et nécessite de tous tirer à la même corde. Notre monde vide de valeurs est un terreau fertile pour les intégrismes en tout genre. Parce que ceux-ci donnent du contenu à la vie.» Mabrouk Merrouche, responsable éducatif chez Reset, un programme d’accompagnement de jeunes en proie à la marginalisation, dresse pour sa part le bilan accablant d’une société du chacun pour soi, qui laisse les adolescents dans une solitude toxique: «Aujourd’hui, il n’y a plus personne pour parler aux jeunes, pour leur transmettre des valeurs, et leur expliquer la vie. Je ne parle pas seulement des parents absents, des cas sociaux. Je parle des bons parents, classe moyenne-supérieure. Les gamins me disent qu’ils ne font jamais rien avec leur père. Pas seulement du lundi au vendredi, mais aussi le week-end. Qu’est-ce qu’il fait, le père, le week-end? Il s’assoit devant son ordinateur, et dit au gosse de le laisser tranquille. On n’organise rien ensemble, c’est chacun devant son écran. Comment voulez-vous créer du lien dans ces conditions ?» Pour cet ancien éducateur de rue, la radicalisation par l’islam d’une jeunesse en quête de sens et d’identité n’est pas un phénomène nouveau. Lui-même, issu d’une banlieue française «où l’on parlait arabe autant que français, parce que nos parents n’étaient pas intégrés», a pu le constater dans sa jeunesse: «J’en ai vu partir, à l’époque, des gens de mon âge, en Afghanistan, au Pakistan. La différence, avec aujourd’hui, c’est que l’islam radical ne touche plus seulement des jeunes fragiles, issus de l’immigration maghrébine. Potentiellement, ça peut toucher n’importe qui.» Car c’est à la solitude des adolescents que s’adressent les islamistes radicaux. « Ces organisations, elles parlent aux jeunes, conclut Mabrouk Merrouche. Elles s’intéressent à eux, leur donnent des conseils, leur posent des questions, leur montrent qu’ils existent. Pas une fois par semaine, à table, mais sans arrêt, sur Internet. Elles leur donnent l’empathie qu’ils ne reçoivent de personne d’autre. Nous, les adultes, les profs, les travailleurs sociaux, les parents, les journalistes, nous avons tous une responsabilité envers les jeunes. C’est notre indifférence qui les fait partir.» Article paru sur le site du journal
"Le Temps"