Les Kurdes en quête d'un Kurdistan impossible ?

En Irak, en Syrie ou en Turquie, un peuple émerge de la tourmente au Proche-Orient. Un peuple de près de 40 millions de personnes, mais qui n’a pas de pays. Longtemps considérés comme perturbateurs, les Kurdes sont devenus un élément stabilisateur de la région.
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Drapeau kurde sur mur
Drapeau kurde peint sur un versant rocheux.
©nationalinterest.org
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En Irak, c'est un Kurde, Fouad Massoum, qui est nommé président de la République pour tenter de régler les problèmes entre chiites et sunnites. En Syrie, les combattants kurdes se rangent aux côtés des forces occidentales pour contrer l'avancée du groupe Etat islamique. En Turquie, c'est le jeune parti kurde, l'HDP, qui vient d'entrer au Parlement, contrecarrant la progression du conservatisme islamiste de l'AKP de Recep Tayyip Erdogan. C'est désormais une évidence, les Kurdes sont devenus une composante essentielle de l’avenir du Proche-Orient.

De l'ombre à la lumière

Et pourtant, voici quelques années encore, ces laissés-pour-compte de l'histoire du XXe siècle suscitaient tantôt la compassion, tantôt la crainte. Beaucoup se souviennent du bateau de réfugiés qui, en février 2001, débarquait un millier de Kurdes sur les côtes varoises en France. Il y a dix ans, la langue kurde était interdite en Turquie. Quant au PKK qui, hier encore, menait une guérilla sanglante contre les Etats réprimant les Kurdes, il figure toujours sur la liste des organisations terroristes de l'Union européenne et de nombreux pays du monde."Mais tous les mouvements de libération n’ont-ils pas été, dans un premier temps, qualifiés de terroristes ?" rappelle Kendal Nezan, directeur de l'Institut kurde, à Paris.

Le fait est que, en quelques années, les figures de la clandestinité et de la lutte armée qu'étaient les Kurdes se sont transformés en éléments rassurants et stabilisateurs au Proche-Orient. De rebelles ou victimes passives sur la scène internationale, sans aucune représentation diplomatique autre que l'Institut kurde de Paris, ils sont devenus des acteurs actifs. Depuis près d'un siècle, c'est le rêve d'un Kurdistan indépendant qui permet à ce peuple de maintenir son cap et de poursuivre sa lutte. Un Kurdistan promis en 1920 par un traité de Sèvres, jamais appliqué.

Le Kurdistan indépendant : une utopie ?

Le Kurdistan fut un pays mort-né dès les accords Sykes-Picot de 1916, qui instituaient officieusement le partage des vestiges de l'empire Ottoman entre les vainqueurs de la Première Guerre mondiale. D'emblée, ce peuple de 40 millions de personnes, fort d'une grande richesse historique, était de facto privé de territoire. Cet accord secret recèle les germes du conflit entre les Kurdes et les Etats - et aussi d'une grande partie des soubresauts actuels du monde arabe . "La réparation de cette injustice ne peut se faire sans la violence," explique Kendal Nezan.

Aujourd'hui, pour l'universitaire et écrivain Ahmet Insel, un Kurdistan indépendant permettrait "la résolution d’un conflit latent né de la revendication d’un peuple dispersé sur plusieurs pays pouvant constituer un pays de taille moyenne de l’Union européenne. Un général saoudien ne disait-il pas que pour la stabilité de la région, il fallait un Kurdistan ?" Un souhait d'autodétermination qui trouve un large écho parmi la population kurde.

Mais la communauté internationale craint de voir éclater la Turquie, l’Irak ou la Syrie en armant le Kurdistan. Une crainte pourtant en décalage avec le changement de contexte et de stratégie des Kurdes, qui mettent en sourdine leurs revendications d'indépendance au profit d'une plus grande autonomie dans chacun des pays où ils sont installés. L’Iran, en revanche reste sourd : à la fois non-perses et non-chiites, les Kurdes y restent doublement ostracisés.
Kurdes à Kirkouk
Forces de sécurité kurdes contre les combattants du groupe Etat Islamique devant Kirkouk, à 290 km au nord de Bagdad, le 18 avril 2015.
©AP

Des jalons politiques et territoriaux

En Irak et en Syrie, les kurdes apparaissent déjà dans l'univers politique national et régional. Ils dirigent des régions en Irak ou des cantons dans le nord de la Syrie. Car ils s'y sont positionnés en seule force armée capable de repousser les combattants du groupe Etat islamique et de reconquérir, ville après ville, le territoire de ce qui aurait pu être le Kurdistan. Qu'adviendra-t-il une fois que les armes se seront tues ? Les Kurdes pourront-ils, en s'appuyant sur les jalons posés au combat, revendiquer un Kurdistan rêvé ? Le voudront-ils vraiment ?

La situation des Kurdes de Turquie est différente, qui sont plus largement éparpillés sur le territoire. Le jeune parti kurde, le HDP, a des députés jusqu'à Izmir et Istanbul, sur la côté occidentale du pays. Là, les Kurdes réclament avant tout la conservation de leur culture et une large décentralisation des pouvoirs avec une autonomie territoriale, ou une "cantonalisation" sur le modèle syrien - le PKK, lui, parle de "communalisation".

L'éventualité d'une région autonome dans le cadre d'un Etat fédéral reste encore un tabou, alors que "logiquement, la Turquie devrait accorder aux Kurdes le même statut que celui qu’elle revendique pour les 200 000 Turcs chypriotes," explique Kendal Nezan. Reste que l'avenir de la question kurde en Turquie demeure suspendu au projet de Constitution civile de l'AKP d'Erdogan - depuis sa création, en 1923, la Turquie n’a jamais eu de constitution civile, mais seulement militaire - qui, à son tour, est suspendu à l'avenir du jeune partie pro-kurde HDP.

Kurdistan
Revendication territoriale des indépendantistes kurdes.
©epthinktank.eu

Quel Kurdistan ?

Cependant une certaine continuité territoriale reste possible entre les Kurdistan irakien, syrien et jordanien. Si les Kurdes d’Irak semblent unifiés, les différentes communautés installées dans les quatre pays (Syrie, Irak, Iran, Turquie) ont bien du mal à s’entendre entre elles. Dans un article publié sur le site de Slate en novembre 2012, Ariane Bonzon, journaliste spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient souligne que les Kurdes composent « ...un peuple des montagnes et un peuple anciennement nomade, ce qui ne prédispose pas à l’unification. De plus, l’organisation, encore très tribale, oppose souvent les chefs de tribus. »

Rien qu'en Syrie, deux blocs cohabitent, dont un parti traditionnel de gauche, qui n’est pas impliqué dans la lutte armée, et la branche locale du PKK, qui était en dialogue avec le régime, puisque la Syrie a soutenu le PKK contre la Turquie. En Irak se côtoient le modèle laïc et bureaucratique du PKK et celui de Massoud
Barzani, président du gouvernement régional du Kurdistan irakien, plus autoritaire.

"Si Kurdistan il doit y avoir, ce devra être un état fédéral, qui préserve les identités régionales et les sensibilités politiques," affirme Kendal Nezan. Mais les frontières peuvent bouger, comme elles l’ont fait en Europe lors de la chute du rideau de fer.


Les Kurdes ont gagné, peut-être pas tout, mais le processus de leur reconnaissance sur la scène internationale est désormais irréversible. "Le XXIe siècle, en tout cas la première partie, sera le siècle des Kurdes", conclut Ahmet Insel.

Ce que peuvent les Kurdes

- Fédérer les éléments laïcs et démocratiques de Syrie, mais aussi chrétiens (Assyriens), et de constituer une zone tampon entre le monde chiite et le monde sunnite. Le fait est que le régime syrien, à partir du moment où il admet qu'il ne peut pas tout contrôler, préfère plutôt voir les Kurdes que l'El dans la partie du territoire qui lui échappe.

- Cultiver une société civile pluraliste et égalitaire où les femmes combattent aux côtés des hommes. La majorité des Kurdes sont sunnites, mais ils ont une vision étonnamment moderne de la société dans une région où la place de la femme régresse sous la double influence de l’intensification des conflits et de la montée de l’extrêmisme religieux. Sur 104 maires kurdes en Turquie, la moitié sont des femmes. Sur les 80 députés du HDP élus à Ankara ce 7 juin, 31 sont des femmes. 

- Opposer, en s'alliant avec d'autres pays, un contrepoids aux grandes puissances régionales chiites et sunnites, à commencer par l’Iran et l’Arabie saoudite, et repousser le danger que représente l'Etat islamique. Et ce quitte à inverser les alliances actuelles. Selon Kendal Nezan, la Turquie a, dans un premier temps, voulu instrumentaliser l’EI : "Je pense qu’il y a eu une entente tacite entre la Turquie et l’El contre les Kurdes et contre le régime d’Assad, qui restent la priorité de la Turquie. L'Etat turc ferme les yeux sur les trafic de Daech et laisse passer des millions de réfugiés, et en contrepartie, l’El ne s’attaque pas au territoire turc."