Fil d'Ariane
Le sujet du traité d'extradition entre la Chine et la Turquie était en suspens depuis 2017, date à laquelle les ministres de la Justice des deux pays ont signé un premier accord bilatéral. Même si cette question était toujours en attente, le rapprochement entre les deux puissances n'a cessé de se renforcer depuis.
Le chef de la diplomatie turque a annoncé mercredi 30 décembre qu’Ankara n’allait pas renvoyer des Ouïghours en Chine malgré la ratification du traité par Pékin.
"Il est incorrect de dire que (la ratification par Pékin) signifie que la Turquie va renvoyer les Ouïghours en Chine", a déclaré Mevlüt Cavusoglu lors d'un point presse avec des journalistes à Ankara.
"Cela ne s'applique qu'à des personnes coupables (de crimes). Dans le passé, il y a eu des demandes pour le renvoi en Chine d'Ouïghours se trouvant en Turquie. La Turquie n'a pas appliqué ces mesures", a ajouté le ministre des Affaires étrangères.
Le gouvernement turc serait-il en train de faire machine arrière ? Pour Bayram Balci, chercheur et directeur de l'Institut français d'études anatoliennes (IFEA) à Istanbul, "même si la Turquie ratifie l'accord, elle n'en fera qu'une application conditionnelle, et au cas par cas". Le chercheur doute même de la ratification côté turc : "À mon avis, il n’y aura pas de ratification". “Maintenant que les pays occidentaux semblent être un peu plus sensibilisés à la question des Ouïghours, ce positionnement sera d’autant plus sujet à polémique”, estime Bayram Balci.
Reste le poids que pourrait faire peser une mobilisation de la population turque, culturellement proche des Ouïghours. “L’opinion turque est sensible à cette question mais elle dépend aussi beaucoup du pouvoir”, explique Bayram Balci. “Si le pouvoir politique veut créer une mobilisation populaire, il peut mobiliser les médias pour en parler. Si en revanche il veut étouffer cette affaire qui pose un problème de conscience, il fera en sorte qu’on n’en parle pas”, poursuit-il.
Même son de cloche pour Annick Cizel, chercheuse et enseignante à la Sorbonne Nouvelle, spécialiste de la politique étrangère des États-Unis et de la Chine : “Étant donné le virage autoritaire de la présidence Erdogan et la façon dont la presse et les élites intellectuelles sont réduites à soutenir le régime ou à se taire, cela me semble peu probable qu’il y ait une telle mobilisation”.
Depuis plus de deux semaines, une vingtaine d’Ouïghours se rassemblent devant le consulat chinois d’Istanbul pour demander des nouvelles de leurs parents. Inquiets, ils ont aussi appelé Ankara à ne pas ratifier le traité avec la Chine. "Nous sommes très préoccupés. Nous espérons que l'Etat (turc) n'approuvera pas cela", a ainsi déclaré à l'AFP Omer Faruh, un Ouïghour dont la mère et les enfants sont détenus en Chine, mercredi 30 décembre.
Pour Annick Cizel, toute mobilisation sur le sol turc n’aura pas un poids suffisant. “Comment obtenir une posture d’opposition en Turquie ? Depuis l’extérieur, oui, mais à l’intérieur des frontières, c’est quasiment impossible”, déplore-t-elle.
Mais alors, quel est l’intérêt d’un tel traité pour ces deux pays ? Pour la Chine, il s’agit tout d’abord de mainenir son contrôle des minorités. "Ce traité est surtout une bonne chose pour la Chine, qui est prête à tout pour obtenir l'extradition de certains militants Ouïghours, et éliminer toute forme d’opposition contre le régime", selon le chercheur Bayram Balci. En effet, la Turquie n'a pas de ressortissants ou militants politiques exilés en Chine qu'elle voudrait extrader.
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En revanche, Ankara a vraiment besoin d'un soutien économique, selon le chercheur. "Ce que gagnerait la Turquie en signant ce traité, c'est une coopération économique poussée avec la Chine. L’économie turque est en difficulté et a besoin de liquidités extérieures pour la soutenir. C'est ce que la Chine peut lui apporter", détaille-t-il. Les relations entre la Turquie et ses partenaires européens et américains ont fait bouger les lignes. En effet, Ankara a besoin d'autres alliés, et la Chine a commencé à jouer ce rôle depuis quelques années, d’où ce traité d'extradition.
Sa ratification de la part de la Turquie signifierait un éloignement quasi définitif de la Turquie, toujours membre de l'OTAN, de l’Union Européenne et des États-Unis, selon Annick Cizel. "Cela fait un petit moment maintenant que la position de la Turquie par rapport aux autres membres de l'OTAN pose problème. La Turquie est actuellement sous le coups de sanctions des États-Unis à cause d'achats de missiles russes S-400. Elle est également sous le coup de sanctions européennes pour ses agissements en mer Méditerranée. Enfin, la Turquie est partenaire de l'Organisation de Coopération de Shangaï (OCS) depuis 2012, et a même demandé à en être membre en 2016. Elle n'est pas seulement au confluent de deux continents, elle est surtout au confluent de deux systèmes politiques en concurrence", ajoute-elle.
Pour la chercheuse, la Chine veut mettre la pression sur la Turquie car elle a besoin de sécuriser les nombreux investissements réalisés sur le sol turc, et veut officialiser leur alliance. "La Chine a réalisé des investissements financiers, commerciaux, et surtout énergétiques en Turquie. C'est un pays clé dans le rapprochement sino-russe, dans le cadre notamment de la Nouvelle Route de la soie (ensemble de liaisons maritimes et de voies ferroviaires entre la Chine et l'Europe, ndlr). La Chine a également besoin de sécuriser un réseau énergétique avec la Russie, et cela passe en partie par la Turquie", explique la chercheuse.
La Chine cherche une situation “gagnant-gagnant”, selon Annick Cizel. “Ce que Pékin demande”, explique-t-elle, “c’est que les choses ne se fassent plus en coulisses, que les relations entre les deux pays soient officielles. En liant les mains du pouvoir turc, via une exigence de ratification turque de ce traité, elle engage la Turquie durant le règne d’Erdogan, voire au-delà”, poursuit Annick Cizel
Mais pourquoi, alors que les premières signatures autour de ce traité datent de 2017, cette hâte de la Chine ? La situation sanitaire et la pandémie mondiale pourraient aussi être un levier de pression supplémentaire pour la Chine. C’est en tout cas ce que suggère Annick Cizel. “Le grand accélérateur c’est le Covid. Ce que la Chine peut fournir à la Turquie, c’est un vaccin, mais c’est aussi la mise en orbite des satellites turcs, c’est permettre à la Turquie d’accueillir la première ligne ferroviaire transcontinentale. C’est finalement permettre à la Turquie de redevenir une nation indispensable, ce qu’elle n’est plus pour les Européens ou les Américains”, détaille-t-elle. Ainsi, le rapprochement de la Turquie vers l’axe sino-russe se poursuit en toute logique pour l’enseignante : “Ce réalignement vers la Chine se fait de plus en plus de manière géopolitique, diplomatique et économique. Les liens s’accroissent et s’approfondissent”.
Ce rapprochement a donc un coût, celui de la présence de la population Ouïghoure sur le sol turc. Le président Recep Tayyip Erdogan se posait il y a encore quelques semaines comme le défenseur des musulmans “opprimés” lors d’une allocution télévisée. “Il y a toujours eu une position de soutien de la part de la Turquie envers les minorités, notamment musulmanes, comme elle l’a fait pour les Rohingyas, minorité persécutée en Birmanie, avec la cause palestinienne, ou encore les musulmans de Bosnie et des Balkans”, explique le chercheur Bayram Balci. Ce positionnement par rapport aux Ouïghours est d’autant plus surprenant pour lui : “Les Ouïghours sont une communauté turco-musulmane, c'est-à-dire qu’ils sont à la fois turciques et musulmans (sunnites). De plus, il y a, en Turquie, un gouvernement de coalition nationaliste et islamiste, depuis 2017”.
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Selon Bayram Balci, on compte aujourd’hui environ 50 000 Ouïghours en Turquie. “Il y a une longue tradition d’installation de Ouïghours, et ce depuis 1959, après l’arrivée au pouvoir de Mao Zedong en Chine”, raconte le chercheur. “Dans les années 70, des leaders importants de l’Union Nationale Ouïghoure étaient installés en Turquie et avaient même le soutien du pouvoir”.
Pour le chercheur, l’espoir que la Turquie ne ratifie pas ce traité persiste même s’il est infime. “J’ai envie de penser que la Turquie n’ira pas au bout du processus, car cela discréditerait trop le pouvoir. Et en même temps, c’est révélateur de l’ampleur du désarroi économique de la Turquie”. Annick Cizel, elle, est moins optimiste : “Même si on a vu la Turquie prendre cette posture de représentante du monde musulman, en concurrence avec l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis, les Ouïghours sont une variable d’ajustement dans le réalignement vers la Russie et la Chine de la Turquie. En cela, Erdogan est-il prêt à sacrifier les Ouïghours à ce qu’il conçoit comme l’intérêt national ? La Turquie est une puissance musulmane, protectrice de l’islam, dans son périmètre géopolitique, mais les Ouïghours ne rentrent pas dans ce périmètre. En revanche, l’intérêt d’Erdogan aujourd’hui est de rester une grosse puissance militaire européenne, en pleine crise économique majeure”, analyse-t-elle.
Depuis la tentative de coup d'État en 2016, Erdogan a durci sa politique, sur tous les plans. Pour la chercheuse Annick Cizel, “il est alors en quête de renouveau de sa puissance, d’un empire néo-ottoman, pour rendre sa grandeur à la Turquie, en quelque sorte. Ceci passe par des alliances avec les grandes puissances”. Elle poursuit : “Mais le régime autoritaire d’Erdogan d’aujourd’hui est devenu persona non grata auprès des pays occidentaux. Il n’a pas d’autre choix que d’être l’allié de la Chine, de la Russie. S’il convient de sacrifier les Ouïghours pour avoir le soutien de ces puissances, alors, Erdogan n’aura pas le choix”.
(Re)voir Turquie : les ambitions du président Erdogan