, la révélation par WikiLeaks en 2011 de milliers de télégrammes diplomatiques, qui avait provoqué les hauts cris des Chancelleries de la planète - "Ce sera le 11 Septembre de la diplomatie" avait déclaré le ministre italien des Affaires étrangères, Franco Frattini - et qui avait aussi (re)posé
Mais la relation complexe entre diplomates et Internet avait déjà commencé avant, rappelle
Thomas Gomart, directeur du développement stratégique à l'
Ifri (Institut français des relations internationales): "Le premier livre publié sur l'e-diplomatie date de 2002. A l'époque, elle était pensée comme un prolongement de la diplomatie existante."
Aujourd'hui on parle de diplomatie numérique. "Ce n'est pas du tout la fin de la diplomatie mais une réinvention des pratiques diplomatiques à laquelle nous assistons. De toutes façons, tant qu'il y aura des militaires il y aura des diplomates ! La diplomatie numérique, c'est la continuation de la diplomatie traditionnelle et l'envie de segments du web de peser sur la gouvernance." En clair, c'est une bataille d'influence en ligne à deux niveaux : les Etats et les acteurs de la société civile.
"Les diplomates se transforment en leaders d'opinion via leur compte Twitter" explique encore Thomas Gomart, rappelant par exemple la relation mouvementée sur Twitter
entre l'ambassadeur américain à Moscou, Michael McFaul, et le Kremlin. L'ambassadeur surconnecté, qui tweete en russe, est devenu en quelques mois un héros pour les opposants et une partie de la jeunesse russes grâce à son franc-parler. Son
compte Twitter est suivi aujourd'hui par plus de 40 000 personnes. Au final, c'est un beau coup de communication pour Washington, qui donne à travers McFaul une image d'un pays moderne et accessible.
L'image véhiculée par ces nouveaux canaux de communication est essentielle et les Etats l'ont bien compris. Pour la France, les premiers pas sur le web social se sont faits fin 2008.
Anne Chounet-Cambas, responsable du pôle web du Ministère français des Affaires étrangères, explique que les diplomates sont formés en interne à la bonne pratique des réseaux sociaux : "Il existe une charte consultable sur notre intranet pour tous les personnels qui souhaitent s'exprimer sur les réseaux sociaux en faisant mention de leur fonction. Nous formons également systématiquement tout nouveau diplomate partant en poste."
Dans cette course perdue d'avance donc, les Etats tentent néanmoins de rattraper leur retard, les Américains en tête : "Depuis le début des années 2000 et la présidence Obama, Washington a voulu conjuguer la progression de l'usage d'Internet et un nouveau positionnement de son image suite aux années Bush" explique Thomas Gomart.
On en revient à la communication et à l'influence. Alors, que représente cette "e-influence" des Etats ? Joan Tilouine et ses coéquipiers de l'AFP ont créé en juin 2012 l'application
e-Diplomacy qui mesure l'influence de la diplomatie sur Twitter : "Que ce soient des Etats, des experts (think tanks, ONG, lobbyistes), des acteurs de la société civile ou des organisations terroristes, tous sont présents sur Twitter pour influencer. Leur but est de faire passer des valeurs et des messages, et pour cela quoi de mieux qu'un outil gratuit à grande force de frappe ? "
Mais une part de cette influence n'est pas quantifiable, car on ne sait pas aujourd'hui plus qu'hier ce qui se passe dans le secret des Chancelleries : "Le concept de transparence est né." explique Joan Tilouine "C'est un nouveau vocable dans la rhétorique de la diplomatie, via lequel on nous fait croire que la diplomatie ne se fait plus à huit clos ! C'est faux !" Le journaliste va plus loin, en comparant le storytelling de "stars" du web social comme Obama ou Chavez à de la
gamification. Ou en pointant la situation paradoxale de l'Iran, présente officiellement sur
Instagram ou Twitter alors que le gouvernement s'est lancé dans
une campagne de diabolisation, de cyberattaques et de cybercensure contre les réseaux sociaux et le web depuis les révoltes post électorales de 2009. Téhéran utilise ainsi les moyens modernes (et américains, puisque les réseaux sociaux le sont majoritairement) d'un monde hyperconnecté pour exercer sa contre-influence et désinformer son peuple.
Il n'y a donc pas de disparition du secret d'Etat avec l'utilisation du web social mais "un déplacement du secret" note Thomas Gomart, qui précise : "Il y a des étapes de la négociation dans lesquelles on a besoin du secret : le travail des diplomates est toujours de faire en sorte qu'on passe des phases de guerre à des phases de paix" Sous-entendu, tout cela ne peut pas se faire au grand jour.
Cette guerre d'influence et de contre-influence se joue évidemment aussi du côté de la société civile. Les terroristes sont des utilisateurs des réseaux sociaux et si les Etats ne les "suivent" pas officiellement sur Twitter, ils monitorent leur activité avec attention. "L'information est très précieuse pr les Etats surtout quand elle se transforme en renseignement" explique Joan Tilouine.
Le gâteau Internet
Au-delà du maillage du web 2.0 par tous les pays de la planète, se pose la question cruciale de la gouvernance sur Internet, c'est-à-dire sur ses usages : "Internet est transfrontière par définition et l'enjeu est donc de gérer des espaces communs ensemble." déclare Bertrand de La Chapelle, directeur du projet
Internet et juridiction à l'Académie diplomatique internationale et membre du conseil d'administration de l'ICANN.
Aujourd'hui chaque Etat fait valoir sa législation sur son territoire, ce qui donne forcément lieu à des situations complexes et à des conflits de juridictions : "Il faut organiser l'interaction entre gouvernements, plates-formes et utilisateurs pour trouver des règles communes. Mais comment faire alors qu'il n'y a pas de consensus entre les Etats ? C'est urgent si l'on ne veut pas entrer en conflit comme à l'époque de la naissance de l'imprimerie."
Pourtant la gouvernance de l'infrastructure Internet est plutôt complète avec un écosystème d'organismes multi-acteurs - on peut citer par exemple le
W3C ou l'
ICANN. Et cela fonctionne toujours alors qu'on compte aujourd'hui plus de 2,5 milliards d'utilisateurs d'Internet ! Ce chiffre va continuer d'augmenter, alors "nous devons coexister dans ces cyberespaces partagés" plaide Bertrand de La Chapelle. Avec le projet Internet et Juridiction, lancé en janvier 2012, il fait partie de ceux qui tentent d'amorcer le dialogue entre Etats par d'autres mécanismes devant l'impasse actuelle.
Mais le principe de souveraineté nationale a la peau dure. Et l'attrait du pouvoir aussi. "Pour les Etats, Internet devient une ressource à contrôler comme la mer ou l'espace" explique Thomas Gomart. Et une problématique s'ajoutant à une autre, ils ne sont pas les seuls à vouloir une part du gâteau : les opérateurs ou FAI (fournisseurs d'accès à Internet) et les grands acteurs du web (Google, Amazon, Facebook..) ont aussi de l'appétit... Pour le moment, il y a donc embouteillage...