Les statistiques ethniques en question

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statistiques ethniques illustration

Des étudiants écoutent le président Barack Obama à Washington le 28 avril 2011. Aux Etats-Unis, les statistiques ethniques existent depuis le recensement de 1790. 

©AP Photo/Pablo Martinez Monsivais
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Un maire français, d'extrême droite, a récemment annoncé avoir "fiché" le nombre "d'enfants musulmans" de sa commune. Une pratique illégale en France. Mais au-delà des déclarations aux relents islamophobes de l'élu, un vieux débat refait surface et divise la société française : le recours ou non à des statistiques ethniques pour lutter contre les discriminations. Ailleurs dans le monde, elles sont autorisées depuis plusieurs années. Explications.


"Dans ma ville, il y a 64,6% des enfants qui sont musulmans dans les écoles primaires et maternelles ", a récemment déclaré sur un plateau télévisé, Robert Ménard, le maire d'extrême droite, apparenté Front national, de Béziers, une commune du Sud de la France. Avant d'ajouter :"Ce sont les chiffres de ma mairie. Pardon de vous dire que le maire a, classe par classe, les noms des enfants". Une déclaration qui a provoqué un tollé général, mais qui, selon l'intéressé, aurait permis "de relancer le débat sur les statistiques ethniques"... 

Un fichage illégal

"Les statistiques ethniques n'ont absolument rien à voir avec le fichage !", réplique la sénatrice écologiste, Esther Benbassa dans une interview au journal l'ExpressA l'origine d'un rapport en faveur des statistiques ethniques, la sénatrice dénonce une confusion entre des statistiques anonymes étudiées par des scientifiques, basées sur de l’auto-déclaration, et le "fichage arbitraire".

L'élue insiste pour éviter toute confusion : "Le fichage se fait sur la base de noms et de prénoms, ce qui n'est pas fiable du tout. Vous pouvez très bien vous appeler Rachid et être de mère catholique ou juive, ou parfaitement athée. Mais surtout l'intention de Robert Ménard est complètement opposée à ce pourquoi je plaide. Dans son cas, mesurer la population de « confession musulmane »  vise à la stigmatiser"... Et fait écho à l'une des plus sombres pages de l'histoire française : " le fichage des enfants juifs pendant la guerre". Mais au-delà du fait que ce "comptage" n’est pas scientifique, il est surtout illégal. Il devrait d'ailleurs valoir des ennuis judiciaires à Robert Ménard, contre lequel une instruction vient d'être ouverte.

En effet, en France, selon l’article 226-19 du code pénal, "le fait, hors les cas prévus par la loi, de mettre ou de conserver en mémoire informatisée, sans le consentement de l’intéressé, des données à caractère personnel qui, directement ou indirectement, font apparaître les origines raciales ou ethniques (...) est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 300 000 euros d’amende". 

Egalité républicaine

Si le fichage ethnique est illégal, les statistiques ethniques, elles, sont autorisées mais uniquement dans le cadre de certaines enquêtes scientifiques. C'est le cas, par exemple, de celle de l'Insee sur l'emploi ou celle de l'INED en 2008, "Trajectoires et origines". Certaines données, basées sur le "ressenti d'appartenance", peuvent être collectées sous certaines conditions définies par la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés). D'autres études peuvent contenir des données sur le pays d'origine des parents. Mais dans les faits, en France, ces données sont rares car si elles demeurent légales, elles n'en restent pas moins tabou. 

D'après l'article 1er de la Constitution : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion." Selon ce principe d'égalité de traitement, chaque citoyen doit donc être récompensé selon ses mérites et aidé selon ses besoins, et non sa couleur de peau ou sa religion. Aussi, au nom de cette égalité républicaine, les réticences à l'usage de statistiques ethniques demeurent nombreuses dans l'Hexagone. Sans compter que, pour certains, les
statistiques ethniques renvoient à une période noire de l'histoire : les lois raciales de Vichy. Malgré tout, le débat sur les statistiques ethniques refait régulièrement surface et divise les personnalités politiques, parfois au sein d'un même parti.

Divisions

En 2006, au Sénat, dans le cadre de la loi sur l’égalité des chances, le sénateur UMP (droite), Jean-René Lecerf introduit un amendement en faveur de ces statistiques. Mais face à la virulence des critiques, celui-ci est finalement retiré. En 2007, dans le cadre de la loi "Maîtrise de l’immigration", un nouvel amendement est présenté et voté avant d'être invalidé, quelques semaines plus tard, par le Conseil constitutionnel. 

Huit ans après, en novembre 2014, deux parlementaires pourtant issus de bords politiques opposés, l'écologiste Esther Benbassa, et, à nouveau, le député UMP Jean-René Lecerf,  déposent ensemble un rapport qui entend lutter contre les discriminations. Pour mieux les mesurer, ils proposent d'introduire dans le recensement le lieu de naissance des parents et la nationalité antérieure (pour ceux qui ne sont pas français de naissance) et de s'appuyer sur des statistiques basées sur le principe du volontariat et de l’anonymat, conduites par des chercheurs sous le contrôle de l’Etat.

"L'objectif, explique la sénatrice, est de mieux connaître la population, de mieux mesurer les discriminations, afin de les réduire. Il s'agit de sortir des blocages. Pour ensuite, sur la base de ces informations, prendre des mesures destinées à réparer l'ascenseur social en panne, en matière d'emploi ou de logement, par exemple". Mais, une fois encore, la proposition suscite de vifs débats. Et, preuve s'il en faut que le sujet reste sensible, le vote du rapport a été... reporté.

Lutte contre les discriminations

Au sein de la communauté scientifique, la question des statistiques ethniques fait également l'objet de controverse. Sémantique, tout d'abord. D'après le rapport Benbassa/Lecerf, "Le débat s'arrête souvent sur l'expression même de « statistiques ethniques » et plus particulièrement sur la signification de l'adjectif « ethnique »". D'apparence mineure, cette question sémantique est à l'origine de nombreux malentendus sur les mesures qu'impliqueraient ces statistiques ethniques. Bien souvent, elle aboutit à l'enlisement du débat et, finalement, à l'abandon de toute mesure.

Au delà, les opposants invoquent de possibles "effets pervers" "à rebours de l'objectif recherché". Sans le vouloir, ces statistiques ethniques officielles enfermeraient, les Français dans des cases préétablies et artificielles et, au final, légitimeraient le communautarisme. Lors d'une audition réalisée dans le cadre de ce même rapport, M. Serge Slama, maître de conférences en droit public, a ainsi souligné que : "l'obligation faite à chaque individu de choisir sa race ou son ethnie aurait pour effet d'enfermer les individus dans une identité définitive et univoque et d'ethniciser les rapports sociaux".

Du côté des partisans, on fait valoir que la mesure rend visibles les discriminations et met en lumière des différences de traitements. Pour Patrick Simon, directeur de recherche à l'INED (Institut national des études démographiques) : "l'écart de salaires entre les Blancs et les Noirs dans l'entreprise n'est pas connu car on refuse de parler de Blancs et de Noirs. (...) Ces statistiques favoriseraient une prise de conscience salutaire sur l'état des discriminations dans notre pays. (...) car la statistique est une alerte à partir de laquelle des enquêtes complémentaires peuvent être lancées pour vérifier si une politique de discrimination, même inconsciente, n'existe pas.

Ces statistiques ethniques ont également la faveur de certaines associations. Pour Louis-George Tin , Président du Cran (Conseil Représentatif des Associations Noires de France), à partir du moment où des statistiques précises sur l'orientation scolaire, les jugements, etc. existent, un travail sur les discriminations est possible. 

Quant aux instances internationales des droits humains, le rapport souligne qu'
"elles  comprennent mal le refus de toute forme de statistique ethnique (...) et pressent le gouvernement français de mener ce travail statistique". 

Les statistiques ethniques en Europe

Ailleurs en Europe, les statistiques ethniques existent déjà. Mais, selon les pays, les modalités de recueil des données ethniques et la notion même "d’origine ethnique" diffèrent. 

Le rapport du Sénat sur " La lutte contre les discriminations ", indique que parmi 42 États membres du Conseil de l’Europe, 22 pays proposaient en 2008 une question sur " l’ethnicité " dans le cadre d’un recueil de données statistiques publiques. 

En Angleterre et au Pays de Galles, une question portant sur l’appartenance ethnique est apparue depuis le recensement organisé en 1991 dans le pays. Il existe un choix de 15 réponses classées en cinq catégories : " blanc ", " métis ", " noir ou africain ou des Caraïbes ou Anglais noir " et " asiatique ou Anglais asiatique " ou " autre peuple ethnique ".

recensement anglais ethnicité
Catégories "ethniques" dans le recensement anglais de 2011. 
©Office for national statistics

Une question sur la religion a été introduite dans le recensement de 2001 et la réponse parmi les neuf choix possibles n’est pas obligatoire. Ces données sont utilisées aussi bien au niveau de statistiques publiques  qu’à celui de l’entreprise. 

religion recensement anglais
Neuf réponses différentes sont proposées à la question sur la religion des citoyens britanniques dans le recensement de 2011. 
©Office for national statistics

En Allemagne, les statistiques ni sur l’origine ethnique ni sur la religion ne sont prévues par la loi. En revanche, les contribuables doivent se déclarer catholique, protestant (ou athée) au moment de payer leurs impôts car les membres de ces églises paient un impôt sur la religion appelé : la "Kirchensteuer" qui permet de financer leurs activités. 

Ailleurs en Europe, les règles varient. La Suisse, les Pays-Bas, la Grèce autorisent le relevé de données ethniques à des fins statistiques. 

En Pologne, en République tchèque et en Slovaquie, déclarer son appartenance ethnique n’est pas obligatoire. L’Espagne et le Portugal n’intègrent pas le facteur ethnique à leurs enquêtes statistiques mais cette question peut être autorisée pour des questions scientifiques comme en France. En Italie, l’Institut national des statistiques utilise les nationalités pour les personnes auteures de crimes et délits. 

En Suède, les pays d’origine des citoyens n’apparaissent que sur les statistiques publiques et celle de l’éducation. Seules les régions d’origine des personnes apparaissent sur les statistiques fournies pour le marché du travail. 

En Roumanie, en revanche, c’est dans le recensement que l’on trouve, un peu comme aux Etats-Unis, des questions ethniques, mais aussi sur la religion ou la langue maternelle. 

Choix multiples dans les recensements américain et canadien

Outre-Atlantique, des données sur les origines ethniques des habitants sont collectées depuis le recensement de 1790. Dans les statistiques issues du recensement de 2010, on découvre ainsi qu’il existe quatre catégories différentes rien que pour l’origine " hispanique " des citoyens américains. Cette question est différente de celle de la " race " : blanc, noir, japonais, …. qui comporte 14 réponses possibles. 

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Extrait d'un document de recensement américain de 2010 sur la question de l'ethnicité. 
©U.S Census Bureau

Enfin au Canada, un long questionnaire est adressé à une partie de la population dans le cadre du recensement. On y trouve des questions sur l’origine ethnique comportant un choix de 25 propositions en 2001. De quoi presque s'y perdre ou complexifier un peu plus les statistiques.