Les Turcs dans la Syrie : la nouvelle donne

En deux semaines de campagne, l'opération militaire turque en Syrie "Bouclier de l'Euphrate" a infligé d'important revers à l'Etat Islamique. Elle a aussi et peut-être surtout servi à déloger les forces kurdes qui gagnaient du terrain.

Soutenue par les occidentaux et acceptée par Moscou, l'entrée en scène de la Turquie comme acteur majeur du conflit renforce son président Erdogan et bouleverse les équilibres initiaux de la coalition.
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Un char turc franchissant la frontière syrienne, le 25 août 2016.
(AP Photo/Halit Onur Sandal)
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C'est un communiqué de victoire inhabituel dans une guerre dont les métastases incitent généralement à la modestie. Le Premier ministre turc Binali Yildirim a annoncé dimanche 4 septembre que sa frontière avec la Syrie se trouvait désormais totalement sécurisée et l’État islamique chassé des dernières régions qu'il contrôlait. Annonce confirmée par l'Observatoire syrien des droits de l'homme : « l'EI n'a plus de contact avec le monde extérieur après avoir perdu les derniers villages frontaliers entre la rivière Sajour et Al Raï ».

Il aura donc fallu moins de deux semaines à la Turquie pour marquer – par l'engagement de troupes au sol qui manquait tant à la coalition occidentale – un point aussi décisif contre un ennemi jugé il y a peu difficilement expugnable. Là n’était pourtant pas le seul but de guerre de l'opération « Bouclier de l'Euphrate » lancée le 24 août dernier, ni même peut-être le principal. Le régime d'Erdogan avait jusqu'à présent fait preuve de moins d'inquiétude envers son sanguinaire voisin E.I. qu'envers les Kurdes qui le combattent dans la zone.

Ambiguités

Soupçonné d'avoir favorisé la montée de Daech, Ankara s'est jointe mollement à la coalition mise en place pour le chasser, et plutôt sous la pression d'alliances impérieuses (OTAN) que par enthousiasme.

Après avoir au début de la crise syrienne (2011) tenté de ramener Bachar el Assad à la modération, il avait finalement favorisé l'opposition armée, s’accommodant des furies sanglantes du "califat". Des échanges économiques fructueux (pétrole, coton) ont discrètement perduré entre celui-ci et la Turquie, voie de passage de l’armement mais aussi porte d'entrée et de sortie préférée des jihadistes internationaux.

Les deux ont aussi et surtout en commun un ennemi majeur : les Kurdes. Lors du combat historique de Kobané en 2014, juste à sa frontière, la Turquie s'est non seulement bien gardée d'aider les combattants kurdes encerclés par Daech mais elle a même contribué à leur affaiblissement en les empêchant de recevoir tout soutien venu de son côté. Et les attentats de l'automne 2015 (102 morts à Ankara le 10 octobre, entre autres), qui portent la marque de Daech, ont permis à Erdogan de retrouver dans la terreur une majorité parlementaire perdue trois mois plus tôt.

Si ces affinités sont aujourd'hui dépassées et si le coup d’État avorté de juillet 2016 a quelque peu modifié la nomenclature des ennemis du régime, le péril kurde réel ou supposé n'en reste pas moins l’obsession première et même primaire des dirigeants d’Ankara, et pas seulement d'Erdogan.

Inquiétudes

Les derniers événements militaires lui donnent, à cet égard, des motifs d’alarme. Soutenues par les Américains, les milices kurdes YPG (unités de protection du peuple) ont remporté récemment un certain nombre de succès sur leur terrain : le nord de la Syrie.

Si elles parvenaient à relier leurs différentes prises en un continuum, le risque serait sérieux d'aboutir à la création d'une zone autonome kurde comme il en existe déjà une, depuis la première guerre du Golfe, dans le nord de l'Irak. Et ceci alors que le combat a repris, côté turc, contre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, proche des YPG, en lutte armée depuis des décennies et qui avait en 2015 opté pour la trêve).
 
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Des membres du commandement turcs dirigeant l'opération "Bouclier de l'Euphrate"
(photo délivrée par l'armée turque, pool, AP)

Entre ses deux alliés antagonistes, les États-Unis ont, eux-mêmes, prié les YPG de se replier à l'Est de l'Euphrate, quitte à abandonner des positions fraîchement conquises.

Concession trop incertaine aux yeux d'Erdogan qui a préféré envoyer ses chars occuper lui même le terrain. Leur intervention ouvre une voie inespérée à un autre protagoniste : la « rébellion » agréée des occidentaux, hostile à la fois à Damas et à l’EI mais aussi aux Kurdes. Elle trouve là un combat moins désespéré qu’à Alep et a pu s’emparer, à la faveur de l’opération « Bouclier de l’Euphrate », avec l’assentiment turc, de nombreuses localités frontalières, dont la ville de Djarabulus.

Pied-de-nez

Sans précédent comparable depuis le début du conflit (les Iraniens sont très présents au sol en soutien à Damas mais leur rôle reste officieux) et d'une légalité douteuse, l'incursion terrestre turque dans un pays après tout théoriquement souverain n’a pu avoir lieu sans l’accord des principales puissances belligérantes. Celui de la coalition occidentale qui lui apporte son aide logistique et en matière de renseignement, explicite. Mais aussi, implicite, celui de la Russie qui n'a guère protesté (pas plus que Téhéran).

Oubliant pour un moment leur extrême tension des mois passés (avec, pour paroxysme, l’avion russe abattu par la chasse turque il y a moins d’un an), Moscou et Ankara semblent temporairement rapprochés par des intérêts coïncidants, sinon communs. L’un et l’autre sont favorables in fine à une certaine restauration de la Syrie, qui passe par l'expulsion de l’État Islamique. Le premier veut sauver le régime de Damas ; la priorité du second reste l’empêchement d’une entité kurde et l'établissement d'une « zone de sécurité ». Les deux sont conciliables. Erdogan renforcé peut même proposer aux Etats-Unis une opération conjointe sur Raqqa, "capitale" de l'Etat Islamique ("ce ne serait pas un problème").

Accessoirement, les succès parallèles de Poutine et d’Erdogan présentent également pour ces derniers une dimension jubilatoire: un pied de nez au camp occidental qui ne les aime guère mais s’est révélé incapable de vaincre seul ce surréaliste califat né des folies américaines.

Les défaites de l’État Islamique constituent sans doute une bonne nouvelle pour les puissances de la coalition. Que les vainqueurs du moment soient les maîtres de Moscou, Damas, Ankara et Téhéran gâche un peu leur fête.