La Cour suprême des États-Unis a donné raison à des fonds "vautours" qui, ignorant les accords conclus entre l'Argentine et ses créanciers dans les années 2005-2010, ont spéculé sur sa dette et exigent leurs bénéfices. Incapable de régler ce qui lui est désormais réclamé, Buenos Aires se voit projeté dans une impasse juridique et financière inquiétante pour bien d'autres pays. Explications
MISE A JOUR du 31 juillet 2014 : Pour la troisième fois en 13 ans, le pays s'est retrouvé, jeudi 31 juillet, en
défaut de paiement faute d'accord trouvé entre les fonds spéculatifs américains et les autorités argentines. La troisième économie d'Amérique latine ne pouvait pas payer dans les temps la somme de 539 millions d'euros.
Première conséquence de cette situation pour l'Argentine : son éloignement des marchés internationaux des capitaux sur lesquels elles voulaient revenir et dont elle est exclue depuis sa faillite en 2001.
Rapaces
20.06.2014par Pascal Priestley
C'est le fantôme resurgi d'un désastre presque oublié, le cauchemar d'un peuple et d'une décennie ranimé par des prédateurs assistés d'étranges juges.
Retour une dizaine d'années en arrière. Ruinée par la crise économique et sociale, l'Argentine de Kirchner obtient en 2005 puis en 2010 un accord avec ses principaux créanciers portant sur 90 milliards de dollars, près des trois quarts de sa dette totale. Certains, toutefois, refusent alors l'arrangement. Différents fonds spéculatifs - dits « fonds vautours » - rachètent sur le marché une partie de cette dette à bas prix pour se la faire rembourser ultérieurement à des taux élevés, réalisant ainsi de fabuleux profits. Selon le quotidien français Libération, le fonds Elliott Investment Management réclame ainsi 832 millions de dollars pour une dette achetée 48 millions : 1600 % de bénéfice.
Buenos Aires tente de résister. Les vautours s'adressent à la justice américaine. Lobbying à l'appui, ils obtiennent gain de cause auprès de tribunaux, puis d'une cour d'appel de New York en 2013. La Cour Suprême des États-Unis confirme aujourd'hui cette décision, sans autre recours possible.
Si le jugement ne porte « que » sur 1,3 milliards de dollars, il est en réalité lourd de bien plus de menaces. Des créanciers qui avaient accepté la renégociation de la dette argentine risquent, encouragés par la décision américaine, de revenir sur leur concession et dépréciation consentie. Quinze milliards à brève échéance et, selon certaines évaluations, plus de quarante milliards de dollars pourraient ainsi à terme être à nouveau exigés de l'Argentine, somme qu'elle devrait, faute de réserves, aller chercher sur les marchés dont elle se passait depuis 2001. Ceux-ci lui feront d'autant moins de cadeaux que, anticipant la catastrophe – caricature du cercle vicieux régulièrement et vainement reproché aux agences de notation -, Standard and Poor's … a dégradé cette semaine la « note souveraine » du pays, avec mention « perspective négative ».
Contagion
Tout en dénonçant ce qu'elle nomme une « rançon », la présidente Cristina Kirchner a d'abord tenté de faire baisser la tension : « L'Argentine fera pas défaut sur sa dette restructurée », déclarait-elle lundi lors d'une allocution télévisée. Son ministre de l'Économie Axel Kicillof, lui, pronostiquait le lendemain exactement le contraire : « Si le jugement s'applique (…) cela conduirait l'Argentine au défaut de paiement ». Mercredi, son gouvernement se disait dans l'impossibilité d'honorer la prochaine échéance de sa dette restructurée. La grande peur de la faillite est de retour.
Légère consolation pour Buenos Aires: elle n'est pas isolée. Le Fonds Monétaire International, Bruxelles et même Washington comme de nombreuses capitales suivent avec inquiétude les encouragements de la justice américaine aux appétits de la finance mondiale. Le signal risque en effet de dissuader à l'avenir tout créancier d'accepter un effacement de sa dette, remettant en cause tous les plans de restructurations, si laborieusement élaboré et explosif, tel celui de la Grèce (voir ci-contre). On verrait alors un peu partout une recrudescence des programmes d'austérité et d'appauvrissement aux effets universellement destructeurs désormais avérés et finalement … nuisibles aux affaires.
De nature et conséquences certes différentes, la décision d'une cour des États-Unis contre l'Argentine n'est pas sans évoquer les poursuites contre la France et la BNP-Paribas (dix milliards de dollars réclamés pour avoir ignoré une décision unilatérale américaine), illustrant le pouvoir exorbitant d'une justice faussement neutre, à la fois juge acquis à une cause et partie toute-puissante par ses moyens de pression.
Mais l'épisode vient aussi, plus encore, rappeler fraîchement l'insatiable rapacité d'un monde financier nullement repentant et la dérision de toutes les pieuses résolutions, promesses de réformes ou serments de « plus jamais ça » affichés les larmes aux yeux lors de la crise de 2009. Devenus, depuis, encore un peu plus gras, les vautours n'ont pas fini d'en rire.
Après l'Argentine, les faillites d'Etat entrent en terrain inconnu
d'après AFP
Les États acculés à la faillite risquent d'avoir le plus grand mal à obtenir un répit de leurs créanciers et à les convaincre de renégocier leur dette après la défaite de l'Argentine face aux fonds "vautours".
"Ce cas va bien au-delà de l'Argentine parce qu'il compromet les possibilités pour d'autres pays de restructurer leur dette et qu'il renforce le sentiment que les créanciers récalcitrants peuvent obtenir gain de cause", affirme à l'AFP Paulo Nogueira Batista, qui représente le Brésil et dix autres pays au sein du Fonds monétaire international.
Concrètement, les créanciers d'un pays asphyxié financièrement vont désormais être incités à refuser tout compromis dans l'espoir d'obtenir le remboursement intégral de leur dû, majoré par les intérêts.
"Même les créanciers prêts à accepter une restructuration pourraient hésiter en raison du risque que le pays ne puisse pas honorer ses engagements" du fait d'un possible blocage de l'ensemble du processus par d'autres "fonds vautours", souligne par ailleurs Odette Lienau, spécialiste des restructurations de dette publique à l'université américaine de Cornell.
Ces opérations sont pourtant cruciales pour les pays en difficulté. Au printemps 2012, la Grèce avait ainsi obtenu un effacement de dette de plus de 100 milliards d'euros, le plus important de l'histoire, afin d'obtenir une petite bouffée d'oxygène.
- Pas d'alternative -
Une telle opération pourrait désormais n'être qu'un lointain souvenir.
"Si le fait de traiter avec un État en défaut de paiement est une source de tracas pour le marché, beaucoup d'investisseurs s'en passeront ou réclameront d'être davantage payés en retour" au risque de grever les finances des États, note Anna Gelpern, professeur de droit à l'université de Georgetown.
Ces derniers n'ont, de leur côté, guère d'alternative. Si la restructuration leur est impossible, ils ne pourront rembourser leurs créanciers qu'au prix de politiques d'austérité augmentant leurs recettes ou coupant dans leurs dépenses, redoute Mme Lienau.
L'impact potentiellement dévastateur du cas argentin n'a d'ailleurs pas échappé aux grands argentiers du globe.
Les États-Unis, la France, le Brésil, le Mexique ou le Prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz sont intervenus en faveur de l'Argentine, en usant notamment de la procédure d'"Amicus Curiae" permettant de tenter d'influencer la Cour suprême américaine.
"Il ne faudrait pas donner de prime aux créanciers procéduriers", avaient ainsi estimé les autorités françaises.
Le FMI avait un temps voulu peser de son poids dans la balance en conseillant la Cour Suprême mais il avait renoncé, en juillet 2013, face aux réticences américaines.
Dans un rapport remis quelques mois plus tôt, le Fonds n'avait toutefois pas fait mystère de ses inquiétudes suscitées par le cas argentin.
"Le litige actuel avec l'Argentine pourrait avoir des implications profondes sur de futures restructurations de dette en donnant plus de pouvoirs aux créanciers récalcitrants", avait noté l'institution.
Selon les experts, l'épisode argentin met à nouveau en lumière la nécessité pour la communauté internationale de se doter d'un mécanisme moins dépendant des aléas judiciaires.
La dernière proposition en date avait été portée en 2003 par le FMI mais avait été rejetée sous la pression des États-Unis et des grands pays émergents.