Lettres d'Ukraine et de Russie : je t'aime, moi non plus

Alors que les forces ukrainiennes attaquent un bastion russe dans l'Est du pays, faisant monter la tension avec la Russie, TV5MONDE donne la parole à Volodymyr Yermolenko et Serguei Mitrofanov. Ils ne se connaissaient pas. Le premier, philosophe, vit à Kiev, après avoir soutenu sa thèse à Paris. Le deuxième, essayiste, journaliste, blogueur, très indépendant, se bat pour une presse libre, après avoir pris part, en première ligne, au mouvement démocratique russe des années 1980-1990. La rédaction de TV5MONDE leur a proposé de s'écrire. Spontanément. Comme deux personnes inconnues l'une de l'autre qui veulent correspondre à l'occasion des événements difficiles qui séparent leurs pays. Avant de prendre la plume, ils pouvaient cependant accéder à leurs pages personnelles réciproques des réseaux sociaux,  que l'un et l'autre alimentent en abondance sur ce sujet douloureux. Résultat : deux textes passionnants, émouvants, d'où l'autocritique n'est pas absente.
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Lettres d'Ukraine et de Russie : je t'aime, moi non plus
Passeports russe et ukrainien - Wikicommons
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Les deux lettres ont été envoyées de Moscou et de Kiev lundi 22 avril et mardi 23 avril 2014. Les incidents se multiplient, les rencontres diplomatiques se succèdent, les haines se pétrifient. 26 années, et autrefois une frontière floue, séparent ces deux intellectuels, tous deux avides de démocratie. Ces deux missives témoignent d'une absurdité, provoquée par des dirigeants qui pensent que la vérité sort du chaos, tandis que seule la raison devrait l'emporter. "Le proche et le lointain" écrivait joliment Olga Loubatovitch, révolutionnaire russe, morte en 1917 à l'aube de la révolution d'octobre.
 

Les chemins de la liberté

Volodymyr Yermolenko, philosophe, Kiev
Lettre à un ami russe

Nous vivons des temps sombres. Comme il y a cent ans, avant la Première Guerre mondiale, la raison se retire, se transforme en outil d’instinct et de la foi aveugle. Aujourd'hui gagne, celui qui parvient à me faire croire. Ce ne sont pas les arguments qui l ‘emportent – mais celui qui nous fait croire.

Les Russes sont incités à croire que le Maidan (double nom du mouvement kievien et de la place sur laquelle il s’est construit, ndlr)  veut interdire la langue russe – ce qui change les relations entre les peuples. Les Russes sont incités à croire qu’en Ukraine les fascistes sont arrivés au pouvoir – ce qui change la perspective de la planète tout entière.


Il semble que ces mensonges soient faciles à réfuter. La vérité, elle est facile à vérifier. Il suffit de venir voir de vos propres yeux. Ou d’entendre des témoins. Pourtant ce n'est pas le cas. La foi ne s’embarrasse pas de vérifications, elle est, pour toujours.

Comment combattre cela ? – Il faut s’inscrire dans la raison. Vérifier. Penser. Regarder. Être critique envers soi-même et envers ses propres émotions. C’est bien plus difficile qu'il n'y paraît .
Nous devons tous – Ukrainiens, Russes,  Français, Américains ou Allemands – revenir aux Lumières. En tant qu’époque, style de vie et de pensée.

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Un désir de démocratie

Sergueï Mitrofanov, essayiste, Moscou
Cher ami ukrainien !

Aujourd'hui, alors que les frontières et l'élite militarisée nous séparent, entre nous, cependant, il reste plus de choses en commun que de différences. Si l’on écarte les troubles politiques, nous partageons une mémoire historique commune, liée à Etat unique, construite, entre autres, lors de la Seconde Guerre mondiale, sur une très grande littérature, mais aussi sur un désir unanime de prendre le chemin de la démocratie et des valeurs européennes, qui a été initié à Moscou en Août 1991.

Si vous vous en souvenez, à l'époque soviétique personne ne distinguait les Ukrainien des Russes. Et même lorsque l'Ukraine et la Russie se séparèrent officiellement, l'idée que les échanges entre les hommes soient interrompus et  qu’éclatent des conflits entre les Etats semblait un pur blasphème. Cela ne pouvait se passer que dans les romans de science-fiction. Cependant, aujourd'hui, après seulement vingt ans de vie post-soviétique, la rhétorique des cercles dirigeants actuels de la Russie est telle - et je constate cela avec amertume – que l’on cherche à nous présenter le peuple ukrainien comme les « autres », contre lesquels il est recommandé d'utiliser tout l'arsenal de moyens possibles - Machiavel est déjà aux commandes. En d'autres termes,  Moscou donne carte blanche, à l’encontre de l'Ukraine et du peuple ukrainien, dans l’utilisation aussi bien de la ruse diplomatique, que du mensonge, de la propagande hostile, et même de la force militaire.

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