Fil d'Ariane
C’est une réaction mélangée, où la jubilation rentrée le disputerait à l'inquiétude. L'écho dans les pays de l’Est d'un sentiment ambigu à l'égard d'une Union européenne attirante et repoussante, fondée sans eux près d'un demi-siècle (Traité de Rome: 1957) avant que l’ « élargissement » de 2004 ne les y intègrent. Fusion en apparence naturelle mais aussi malentendu historique, qui donne en ces lieux un écho singulier au psychodrame du Brexit.
Rendu possible par la chute du mur et la désagrégation du bloc socialiste, le processus d'adhésion s'engage pour tous les pays de l'Est européen dès les années 1990. Presque évident pour ses dirigeants de première génération, souvent des intellectuels formés dans l'opposition au « communisme », il répond en réalité dans la majeure partie de la population à un désir d'Occident plus que d'Europe. Terre promise, en pratique peu connue faute de possibilité de voyager, l'Ouest s'identifie à une liberté longtemps refusée, mais aussi, et souvent plus encore, à une terre d'abondance. Davantage qu'un ensemble au dessein géopolitique déterminé, l'Union européenne apparaît à beaucoup comme une vague Amérique au rabais, moins désirable qu'elle, mais accessible.
Au delà de la promesse de subventions immédiates, la dimension idéaliste ou sociale de son projet – au demeurant déjà démodée à Bruxelles - y brille moins aux yeux des élites de l'Est que son économie de marché porteuse d'enrichissements. Et à l'opposé des pays du continent alourdis de vestiges d’États-providence, de syndicats ou de lois du travail aux relents socialistes, l'Angleterre post-thatchérienne en devient vite le modèle. Celle-ci se renforce en retour, au sein de l'U.E., de leur apport en influence, population, nombre de voix et ... fonctionnaires. La langue de Bruxelles devient, au propre et au figuré, celle de la City avec l'appui enthousiaste des nouveaux venus de l'Est, brusquement plus du tiers des pays membres.
L'Europe qu'ils viennent agrandir se doit à leurs yeux à l'Atlantisme et leurs dirigeants s’irritent, avant même d'y être entrés, de ses velléités autonomes. Au drapeau étoilé de l'UE, certains préfèrent celui en boussole de l'OTAN, à laquelle ils ont adhéré dans le même élan. Lors de l'invasion de l'Irak, la quasi-totalité des pays de l’Est affichent bruyamment leur fidélité inconditionnelle à l'axe guerrier Bush-Blair, contre la ligne non-interventionniste suivie par la France, la Belgique ou l'Allemagne (« ils ont manqué une occasion de se taire » lancera un Jacques Chirac agacé tandis que Ronald Rumsfeld, secrétaire américain à la défense désigne avec mépris la « vieille Europe » qu’il oppose à la « nouvelle »). La plupart envoient des troupes – maigres mais emblématiques - aux côtés des GI. Plusieurs, au mépris des lois et traités, offriront discrètement leurs services et leurs territoires pour les enlèvements et opérations de tortures de la CIA.
Le fiasco de la coalition en Irak et ses conséquences refroidira un peu l’engouement pour une Amérique elle-même vite oublieuse de ses élans. Mais la sensibilité particulière des ex-pays socialistes se manifestera à nouveau dans la crise ukrainienne. Certains y font montre – contre le pragmatisme d’Angela Merkel – d’une dureté particulière à l’égard de Moscou qui reste l’ennemi implicite.
Au plan économique, l’appartenance à l’Union remplit du moins ses promesses initiales. « Fonds structurels », « politique agricole commune », « aide au développement rural »… Autant de vocables pour désigner des transferts profitables. La seule Pologne reçoit ainsi de ses partenaires de l’UE une centaine de milliards en six ans, de 2007 à 2013. La Hongrie leur doit 6 % de son PIB. L’ouverture des frontières précipite des mutations, plus ou moins bénéfiques aux populations et aux fruits très inégalement répartis. Malgré les handicaps et retards hérités de la période précédente, la modestie des salaires stimule les exportations. Y compris celle des hommes. L’Est européen devient pourvoyeur de main d’œuvre, sous forme de « travailleurs détachés » (sous contrat à moindre coût dans leur pays d’origine) voire tout simplement de migrants, à la faveur de la liberté de circuler qui s’impose dans l’Union.
Destination de prédilection : la Grande-Bretagne où tout semble possible, les rigueurs légales plus souples qu’ailleurs... et les États-Unis moins loin. Plus de 850.000 Polonais y résident aujourd'hui. 80 000 Hongrois. 5,5 % de la population de la Lituanie et de la Lettonie ont émigré au Royaume-Uni. Grâce aux règles de l’UE, et malgré des restrictions arrachées par Londres avant le référendum, ils y jouissent des mêmes droits sociaux que les Britanniques. Le Brexit représente donc pour eux – et pour l’économie de leur pays d'origine - une bien mauvaise affaire, ainsi que le souligne une étude toute récente de l’agence Standard’s & Poor.
Paradoxe: dans ces pays eux-mêmes souffle pourtant un vent presque contraire. Crainte de l’afflux migratoire précipité par la récente « crise des réfugiés » du Proche-Orient aux portes de mondes longtemps fermés et peu réceptifs au « multiculturalisme », poussée concomitante de partis xénophobes au pouvoir ou proches du pouvoir, montée du nationalisme… L’hostilité à l’Union européenne y prospère, moins de douze ans après leur adhésion.
Réunis au sein du « groupe de Visegrad » (Pologne, Hongrie, Slovaquie, République tchèque), plusieurs d’entre eux s'opposent au plan de relocalisation de 160 000 réfugiés décidé par l'UE (d'ailleurs inappliqué). Au premier rang des eurosceptiques, le Premier ministre hongrois Viktor Orban, populiste de droite autoritaire, théoricien de l' « illibéralisme ». Presque sur la même ligne, de retour au pouvoir en Pologne, le parti ultra-conservateur « Droit et justice » et son chef historique, Jaroslaw Kaczynski, dont les dernières réformes valent une procédure de « sauvegarde de l’état de droit » engagée par … Bruxelles. En dépit de leur surenchère contre une Union européenne chargée de tous les maux, l'un et l'autre s'étaient pourtant prononcés contre le Brexit, par crainte de voir avec lui la perte de leur meilleur et puissant allié et son si amical Premier ministre Cameron.
C'est pourtant ce qui se produit à la surprise générale, laissant les démagogues de l'Est un peu orphelins dans leur contradictions, entre contentement de voir la table honnie renversée, crainte des conséquences et peur de la solitude. Au surlendemain du Brexit, le pourfendeur polonais de l'UE Jaroslaw Kaczynski propose sérieusement qu'un deuxième référendum soit proposé aux électeurs du Royaume-Uni, pour y rester. Plus provocateur, son collègue hongrois Orban annonce, lui, un référendum dans son pays à la rentrée. Il ne portera pas sur la sortie de l'Union mais sur l'acceptation de la répartition des réfugiés demandée par les 28. Sans grand effet pratique, il résonne comme un nouveau défi envers une entité exécrée mais tout de même économiquement trop avantageuse pour être quittée.
Par une coïncidence un peu surréaliste, la Slovaquie, elle, préside l’Union européenne depuis le 1er juillet, dirigée par le social-démocrate Robert Fico, europhile tempéré mais adversaire résolu de l’accueil de réfugiés et du multiculturalisme, qu’il dépeint comme une fiction. En forte progression, l’extrême-droite tente d’y faire organiser un référendum pour la sortie de l’Union comme le prévoit la constitution slovaque. En République tchèque voisine, le président Milos Zeman a appelé le 30 juin à la même chose pour son pays au nom de la liberté d'expression, tout en se disant opposé à une telle séparation. Quelle que soit le devenir du Royaume-Uni, le Brexit a semé à l’Est une graine au devenir inconnu, mais qui promet de prospérer.