Liban : explosion du port de Beyrouth, une enquête empêchée ?

Le juge chargé de l'enquête sur l'explosion au port de Beyrouth en 2020, Tarek Bitar, a surpris l’opinion en inculpant le procureur général Ghassan Oueidate. Il s’agit d’une décision inédite dans l'histoire du Liban. Elle a été rejetée par le parquet.
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vue aérienne du port de Beyrouth après l'explosion du 5 août 2020.
Photo prise par un drone le 5 août 2020 montrant le port de Beyrouth après l'explosion.
© AP Photo/Hussein Malla, File
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À la surprise générale, Tarek Bitar a repris son enquête sur cette explosion qui avait fait plus de 215 morts et 6.500 blessés, après une suspension de plus d'un an, malgré les énormes pressions politiques auxquelles il est soumis.
 
Lire : Liban : qui est le juge Tarek Bitar qui défie l'ensemble de la classe politique ?

Il commence par inculper le 24 janvier deux hauts responsables de la sécurité pour "homicide avec intention probable". Mais le 25 le juge frappe plus fort en décidant d’inculper le procureur général près la cour de Cassation, Ghassan Oueidate, et sept autres personnes parmi lesquelles trois magistrats.

L’opposition du parquet

Mais le parquet rejette toutes les décisions du juge Bitar, lui signifiant qu'il ne pouvait pas reprendre son enquête, selon un document obtenu par l'AFP.

"Puisqu'il (Bitar, ndlr) considère le parquet comme inexistant, nous le considérons aussi comme inexistant", a affirmé Ghassan Oueidate à l'AFP . Ce 26 janvier, il décide de poursuivre le juge Bitar pour "rébellion contre la justice" et "usurpation de pouvoir".

"Je suis toujours chargé de l'enquête et je ne me dessaisirai pas de ce dossier. Le procureur n'a pas la prérogative de me poursuivre", a réagi le juge Bitar qui a refusé de comparaître ce matin.

Le procureur Oueidate a en outre ordonné la libération de l'ensemble des personnes détenues sans jugement depuis l'explosion, notamment un responsable de la sécurité au port, le Libano-Américain Ziad al-Ouf qui a pris l'avion pour les États-Unis dès sa libération, selon son avocat.

L'opposition du Hezbollah

Le juge Terek Bitar, qui n'a pas d'affiliation politique connue, s'est mis à dos une grande partie de la classe politique, notamment le puissant parti Hezbollah pro-iranien qui avait exigé son remplacement. Et les autorités libanaises refusent depuis le début toute enquête internationale.
 
"Enquête sur le port: Tarek Bitar est devenu fou", titrait le 25 janvier le quotidien Al-Akhbar, proche du Hezbollah.
 
Le juge a fixé les dates pour les interrogatoires de 14 personnes, entre le 6 et le 13 février, selon un responsable judiciaire. Parmi celles-ci figurent l'ancien Premier ministre Hassan Diab et d'anciens ministres. Hassan Diab dirigeait le gouvernement lors de l'explosion du 4 août 2020, avait déjà refusé de comparaître.

(RE)lire : Liban : l'effondrement de deux silos à grains du port de Beyrouth, un symbole deux ans après l'explosion
 
Le 24 janvier le juge Bitar décide en outre d'inculper le directeur de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, considéré comme proche du Hezbollah, ainsi que le chef de la Sûreté d'État, Tony Saliba, proche du président sortant Michel Aoun.

Des juges français à Beyrouth

Le juge Bitar s'est vu contraint d'interrompre son enquête en décembre 2021, du fait de dizaines de poursuites lancées contre lui par des responsables politiques, notamment ceux qu'il souhaitait interroger.
 
Tarek Bitar a rencontré la semaine dernière deux magistrats français, venus à Beyrouth dans le cadre de l'enquête ouverte en France, des Français figurant parmi les victimes de l'explosion. La déflagration a fait plus de 200 morts, dont au moins deux Français, et près de 6.500 blessés dont quelque 93 Français.
 
Selon une source judiciaire, le juge d'instruction vient "demander des informations au sujet de commissions rogatoires envoyées au Liban dans le cadre de l'enquête ouverte en France" et restées sans suite.

Une justice "entravée"

Le porte-parole du Département d'État assure que les États-Unis exhortent les autorités libanaises "à mener une enquête rapide et transparente", selon un tweet de l'ambassade américaine à Beyrouth.
 

"Les autorités libanaises ont systématiquement et sans aucune honte entravé le cours de la justice", estime de son côté Amnesty International dans un communiqué. "Au lieu de créer de nouveaux obstacles, le gouvernement devrait prendre toutes les mesures pour garantir que l'enquête locale reprenne sans ingérence politique", souligne l'ONG qui réclame une enquête de l'ONU.

Voir : Liban : un traumatisme toujours vif pour les familles des victimes de l'explosion du port de Beyrouth
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Ce 26 janvier, les familles des victimes de l'explosion en 2020 au port de Beyrouth se sont rassemblées dans la capitale libanaise en signe de soutien au juge indépendant Tarek Bitar. 

"Un coup d'État judiciaire"

Des dizaines de membres des familles de victimes, appuyés par des députés de l'opposition, se sont rassemblés devant le Palais de justice, brandissant les portraits de leurs proches tués dans l'explosion dantesque qui a dévasté des quartiers entiers de la capitale. Dans un communiqué, le collectif des familles des victimes a dénoncé "le coup d'État politique, sécuritaire et judiciaire" représenté par la décision de poursuivre le juge Bitar.
 
Manifestation des familles des victimes de l'explosion du port de Beyrouth
Manifestation des familles des victimes de l'explosion du port de Beyrouth. La police les a empêchées de pénétrer dans le ministère de la Justice ce 26 janvier 2023.
© AP Photo/Hassan Ammar

Le collectif a fait assumer aux autorités "l'entière responsabilité de la sécurité du juge", qui se sait menacé dans un pays où les assassinats politiques sont légion.

Le bras de fer judiciaire menace d'occulter l'enquête sur le drame provoqué par l'explosion de centaines de tonnes de nitrate d'ammonium stockées sans précaution au port, de l'aveu même des responsables qui étaient au courant de leur présence au port.

"La justice se tire une balle dans la tête", titre ce 26 janvier le quotidien indépendant L'Orient-Le Jour.
 
Une Orient - le Jour du 26 janvier

"Il est certain que cette bataille peut aboutir à un effondrement total du pouvoir judiciaire", déclare à l'AFP le député d'opposition Samy Gemayel.

"C'est le devoir des Libanais de défendre ce système judiciaire et l'indépendance de la justice face à une mafia et une milice armée qui détruisent ce pays et veulent le transformer en une jungle", a-t-il ajouté, en disant faire référence au Hezbollah.