Liban, Hariri : comprendre la nouvelle crise

Arrivé ce samedi à Paris, Saad Hariti reste-t-il ou non le chef du gouvernement libanais ?  A-t-il démissionné pour contrer l'influence de l'Iran et la mainmise du Hezbollah comme il l'a dit  ou s'est-il plié aux exigences de ses maîtres de Ryad ? La nouvelle crise du pays des cèdres, en tout cas, s'inscrit dans une longue continuité théâtrale qui n'exclut pas la tragédie... et les surprises. En voici les clefs.
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Dans les rues de Beyrouth, le 11 novembre dernier. Des portraits d'Hariri pour reclamer son retour.
(AP Photo/Hassan Ammar)
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D'où vient au juste le Liban moderne ?

Le Liban est un très petit pays arabe – environ le quart de la Suisse ou un grand département français – de l'Est de la Méditerranée, presque enclavé dans la Syrie, à l'exception d'une frontière (sud) avec Israël. Un double voisinage qui pèsera constamment sur son sort.

 
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Carte du Liban actuel (ambassade de France)
Longtemps territoire de l'empire ottoman, le pays devient à son démembrement en 1920 une entité propre sous le nom de Grand Liban et le parrainage de la France qui a reçu de la SDN (Société des Nations) un droit d'administration de la région : le fameux « mandat ». Il devient République en 1926 dans ce cadre tutélaire, et pleinement indépendant en 1943.

Consacrée par sa constitution, la coexistence d'une population chrétienne maronite et de populations musulmanes (sunnite, druzes et chiites, ces derniers allant finir par devenir majoritaires) se traduit par un système communautariste complexe : président de la République chrétien maronite, Premier ministre sunnite, président de l'Assemblée nationale chiite.
 

Fissures

Dans un environnement international effervescent (conflits israélo-arabes, montées des nationalismes nassériens et baasistes, coups d’État…) le Liban apparaît jusque vers 1970 comme un îlot de prospérité (c'est une place bancaire importante) et de calme relatif. Partie prenante du monde arabe, il paye cependant le prix d'en être le maillon faible.

 
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Camp palestinien de Bourgolieh en 1975
(photo ap)
Un demi million de réfugiés palestiniens (la plupart sunnites) se sont installés sur son sol – certains dès 1948 d'autres après la Guerre des Six jours de 1967 – avec leurs organisations politiques, modifiant son équilibre démographique.

Les sunnites libanais seraient favorables à les intégrer dans la communauté nationale au nom de la solidarité arabe mais aussi, plus prosaïquement, parce que leur poids communautaire s'en trouverait renforcé d'autant. Les chrétiens s'y opposent ; les druzes et les chiites y sont réticents.
 

Quinze ans de guerre civile

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Scène de la guerre civile, 1982
(photo ap)
Le différend exacerbe des tensions internes et débouche sur quinze ans de guerre civile, de 1975 à 1990 où se mêlent rivalités militaires, religieuses et … mafieuses, les différentes milices exerçant une domination de pillage sur leurs zones.

Au nom de sa « sécurité », Israël se mêle au conflit dès 1980 et envahit le Liban  (l'occupation de sa partie sud se prolongera jusqu'en 2000 et se poursuit symboliquement aujourd'hui, du point de vue libanais, par celle de deux parcelles non évacuées).

En 1989, les accords de Taëf (Arabie Saoudite) mettent officiellement fin à la guerre civile et consacrent – avec la bénédiction de la communauté internationale  - une quasi tutelle et occupation militaire syrienne.

Si elle apporte d'abord le soulagement du silence des armes, la pax syriana est au fil des ans de plus en plus mal vécue par une partie de la population, en particulier l’intelligentsia et la classe politique, chrétienne mais aussi sunnite.
 

L'assassinat d'Hariri, le choc de 2005

L'assassinat en février 2005 du Premier ministre et milliardaire libano-saoudien Rafiq Hariri, non-revendiqué mais attribué à ses velléités de desserrer l'étau syrien, déclenche un important mouvement d'exaspération, marqué de manifestations massives qui culminent le 14 mars 2005.

 
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Manifestation du 14 mars 2005 à Beyrouth.
(AP Photo/Kevin Frayer)
La pression internationale aidant, il se traduit par la fin précipitée de la présence syrienne. Des élections portent au pouvoir autour de Saad Hariri, fils du Premier ministre défunt, l'alliance dite du 14 mars, regroupement de partis sunnites, chrétiens, druze … mais non chiites.

Représentant près de la moitié du pays, ces derniers se sont tenus à l'écart du mouvement « démocratique » - tacitement pro-occidental et soutenu par les Etats-Unis et la France – et restent attachés non seulement à leurs deux partis historique - Amal et Hezbollah - mais aussi à leurs parrains traditionnels que sont la Syrie et l'Iran.
 

Un « parti » très spécial

Or, malgré le retour officiel de la paix et le retrait israélien, le Hezbollah reste un parti influent (14 députés) et surtout une force militaire considérable, qui – contrairement aux autres factions -  ne s'est pas désarmée. Mouvement national très libanais malgré ses protecteurs extérieurs, il se revendique comme « la Résistance » persistante face à l'ennemi israélien. Il surprend en lui infligeant de lourdes pertes lors d'une nouvelle incursion de Tsahal au Sud-Liban en 2006.

 
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Rassemblement du Hezbollah dans le sud du Liban, en octobre 2010.
(AP Photo/Hussein Malla)
Resté au centre du jeu malgré les efforts occidentaux pour l'en chasser, le Hezbollah se confirme partenaire incontournable de tout cabinet d'union. Pire, il s'allie à une figure chrétienne influente, le général Michel Aoun, personnalité nationaliste inclassable qui avait en 1990 combattu par les armes le nouveau maître … syrien.

On assiste donc depuis une douzaine d'années à diverses déclinaisons du même spectacle particulièrement déroutant pour des esprits occidentaux peu familiarisés avec  « l'Orient compliqué » évoqué naguère par le général de Gaulle : gouvernements dirigés tantôt par le fils de l'icône assassinée (Rafiq Hariri) incluant ses meurtriers présumés (c'est ainsi qu'est dénoncé le Hezbollah par ses adversaires, malgré son démenti), tantôt, à l'inverse dirigés par des amis de ce Hezbollah ... considéré comme un mouvement terroriste par les Etats-Unis et l'Union européenne, protecteurs du Liban.
 

L'explosion syrienne

Si elle n'a pas, comme on le craignait, submergé le Liban, la guerre civile syrienne n'en a pas moins modifié l'environnement et le climat. Le Hezbollah est sorti de ses frontières pour soutenir le régime de Damas, considéré durant la première phase de la crise comme l'ennemi principal par les occidentaux mais aussi une partie de l'intelligentsia libanaise acquise à la résistance non islamiste.

 
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Réfugiés syriens à Qusair, dans l'Est du Liban.
(AP Photo/Hussein Malla)
 Dans l'autre sens, le Liban a vu affluer sur son sol près d'un million et demi de réfugiés syriens parmi lesquels, surtout dans le nord, bon nombre de combattants sunnites islamistes armés. Le danger que l'incendie se propage au pays du cèdre était bien réel.

En 2011, Saad Hariri cède sa place de Premier ministre à Najib Mikati réputé « proche du Hezbollah ». Ce dernier quitte le pouvoir deux ans plus tard. Après une longue crise sans gouvernement, le même Saad Hariri redevient Premier ministre en 2014 à la joie des pays de la coalition occidentale qui croient imminente la chute du régime de Damas.

C'est le contraire qui se produit. En Syrie, soutenu par la Russie, l'Iran et le Hezbollah, Bachar al-Assad opère un rétablissement spectaculaire à partir de 2015/2016. Comme en écho, Michel Aoun, 84 ans, toujours allié au Hezbollah et à Damas, devient justement au Liban le nouveau … président de la République.
 

La surprise de Ryad

Hariri, qui en a vu d'autres, semble s’accommoder de cette nouvelle cohabitation à la Libanaise jusqu'à ce 5 novembre 2017 où sa démission prend – presque – tout le monde de court.

Elle intervient en dehors de tout cadre constitutionnel, n'est pas présentée au président de la République mais … à la télévision saoudienne, depuis Ryad. Elle est accompagnée d'une charge d'une étrange et peu diplomatique violence contre l'Iran, accusée de semer « la discorde, la dévastation et la destruction » et contre le Hezbollah, dénoncé comme un « État dans l’État ».

 
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Saad Hariri à Ryad le 6 novembre dernier avec le roi saoudien Salmane.
Attention, la photo est produite et fournie par une autorité saoudienne et son authenticité n'est pas certaine
(Saudi Press Agency, via AP)
Or, l'un et l'autre sont des incarnations du chiisme contre lequel Ryad, gardien du sunnisme, mène une guerre de plus en plus ouverte.

Par ailleurs, Saad Hariri qui est également sujet de l'Arabie Saoudite est très concerné par un scandale financier complexe dans lequel sont poursuivis, sous la férule du nouveau roi Salmane, une partie de sa classe dirigeante et financière, famille royale comprise dont plusieurs membres sont arrêtés.

De là à penser que Saad Hariri se trouve lui-même prisonnier du régime saoudien pour son rôle dans les dites affaires (des milliards de dollars sont en jeu dans le scandale où il est cité) et/ou géopolitiques (une manœuvre de plus contre Téhéran), il n'y a qu'un petit pas. Il est vite franchi par nombres d'observateurs internationaux mais aussi par une grande partie des Libanais, chef de l'Etat inclus.
 

Union sacrée

Derrière le président Aoun qui refuse la démission, c'est toute la classe politique du pays - jusqu'au Hezbollah ennemi,  supposé assassin de son père – qui réclame la « libération » et le retour d'un Hariri prodigue, pourtant assez démonétisé deux semaines auparavant.
 
Je vais revenir si Dieu veut à mon cher Liban comme je vous ai promis. Vous verrez Saad Hariri, Premier ministre du Liban le 15 novembre
Le 12 novembre au soir, celui-ci s'exprime à nouveau depuis Ryad sur une télévision libanaise dont il est propriétaire. Il dément être prisonnier, modère ses attaques contre Téhéran et le Hezbollah et promet un retour imminent. Il a les traits tirés, le visage pâle, parfois presque au bord des larmes et s'interrompt souvent.

 
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Dans un café de Beyrouth lors de l'interview de Saad Hariri, le 12 novembre 2017.
(AP Photo/Hassan Ammar)
Si le contenu de son intervention apporte un certaine détente après l'éruption belliqueuse de la semaine précédente, sa forme renforce la conviction de ceux qui le croient plus que jamais l'otage du roi saoudien, sans doute mêlé aux affaires obscures du royaume mais aussi instrument d'une guerre et d'une campagne qui le dépassent.

« Je vais revenir si Dieu veut à mon cher Liban comme je vous ai promis. Vous verrez », a-t-il ajouté ce 15 novembre dans un Tweet.

C'est pourtant à Paris qu'il atterrit trois jours plus tard, invité en France par le président Emmanuel Macron. Toujours Premier ministre ? Officiellement, le président Aoun n'en sait toujours rien.

Marionnette ou non, Saad Hariri ne sort pas grandi de l'épisode et il y a peu à parier sur son avenir politique à long terme. Mais la cause de sa « libération » et de son retour a rassemblé dans l'opinion de la rue autant que sur la toile chrétiens, sunnites, druzes ou  chiites - Hezbollah inclus -, qui font taire pour un moment leurs oppositions. Union aussi subite que miraculeuse, presque inédite dans l'histoire du pays.

A l'heure où la région menace de s'embraser par les conflits d’États aggravés de la millénaire rivalité chiito-sunnite, le Liban réputé si fragile et explosif vient donner au Proche-Orient une leçon inattendue.

[mise à jour factuelle le 18 novembre sur le séjour en France de Saad Hariri , ndlr]