Fil d'Ariane
Sur le parking d'un centre commercial dans la banlieue de Beyrouth, un étrange ballet : au milieu de la valse des caddies et des voitures de luxe, un DJ mixe sur ses platines, tandis qu'une quinzaine de graffeurs s'affaire, bombe de peinture en main. Libanais pour la plupart, ils sont étudiants en graphisme, rappeurs ou encore ingénieurs et vont redécorer pendant deux jours un mur de plusieurs dizaines de mètres de long.
Loin de laisser les visiteurs indifférents, ces jeunes d'une vingtaine d'années ou plus, foulard ou masque autour du nez, casquette vissée sur la tête, intriguent. Des badauds les prennent en photo, alors que des mères de famille s'approchent pour leur demander des cartes de visite. Pierre, alias Meuh, Français installé à Beyrouth, explique : «Au Liban, les gens sont très cools avec nous, quand ils nous voient taguer dans la rue, ils nous saluent, nous klaxonnent ou font de grands sourires.»
Preuve de l'extrême tolérance qui règne dans le pays vis-à-vis des graffeurs, Meuh et ses acolytes se sont déjà vu offrir un café par … des policiers!
Taguer est un acte illégal, mais ils le pratiquent régulièrement partout dans la ville et même à Adlieh, un rond-point central de Beyrouth qui abrite, derrière un imposant dispositif de sécurité, des bâtiments de la sûreté générale et une prison. Ils ne sont jamais inquiétés. «Je crois que la seule limite à Beyrouth, c'est qu'il vaut mieux ne pas taguer la nuit, car les gens sont un peu plus suspicieux», ajoute Meuh.
C'est en 2006 que la scène locale s'est développée. En juillet, Beyrouth est sous les bombes israéliennes ; quelques passionnés bravent le danger en sillonnant les rues feutres à la main, à l'instar de Sari, alias FISH, l'un des pionniers dans le pays : «Il n'y avait personne dehors, la rue était à nous.» raconte-t-il. «On était une poignée à l'époque, maintenant on doit être près de vingt. Mais il y a tellement de murs à Beyrouth, d'espaces à peindre, d'immeubles en construction, que l'on ne fait pas de guerre de territoire.»
Au contraire, ces artistes urbains sont soudés, ils se retrouvent régulièrement pour des sessions à plusieurs.
Tous ont rejoint cette communauté pour des raisons différentes, par amour du dessin ou pour l'adrénaline que cela procure par exemple. Georges, alias Phat2, graphiste le jour et graffeur la nuit a pour sa part découvert cet art dans un livre à quatorze ans : «Le tag, c'était une manière pour moi de vivre le rêve américain quand j'étais adolescent. Je devenais un super-héros, sans que personne ne le sache.» Son père n'est pas au courant de son activité, il est pourtant l'un des graffeurs les plus renommés de la scène libanaise.
Phat2 a fait le choix de garder une activité professionnelle en parallèle de son hobby, mais certains d'entre eux font de leur passion un métier. Au pays du Cèdre, le street-art est devenu une mode sur laquelle surfent architectes et publicitaires. Les graffeurs les plus connus, comme EPS, l'un des plus anciens sur la scène, croulent sous les commandes. L'artiste facture 300 dollars le mètre carré : «Les commandes me permettent de pratiquer et de payer mon matériel pour des projets qui me plaisent. Dans d'autres pays, le graff est considéré comme vandale, les gens sont coursés par la police. Ici, on arrive à en vivre!»
Si le tag est si bien considéré dans ce pays multi-confessionnel, c'est aussi et surtout parce que les graffeurs mettent un point d'honneur à ne jamais aborder les sujets délicats, comme la politique ou la religion. Certains font parfois passer dans leur art des messages sur la corruption, la guerre ou les évènements qui secouent le pays, mais ils ne prennent jamais parti pour un groupe politique plutôt qu'un autre.
Tous respectent cette règle tacite. Chad The Mad les connaît tous, il organise régulièrement des compétitions entre eux : «Pour la plupart des gars, on ne connaît ni leur religion, ni leur origine. Quand on est ensemble, on fait le choix de sortir de sa communauté d'origine. Ce qui fait la spécificité du monde du graffiti au Liban, c'est l'unité, on travaille tous ensemble et on se soutient.»
Ces jeunes constituent une scène exempte de violence, qui s'ouvre aux profils les plus variés. Ghalia, alias Pinky a 36 ans, elle vient de rentrer au Liban et de débuter le graffiti. Elle est la seule fille de la communauté, et a très vite été acceptée. Seule différence avec ses compères parfois bien plus jeunes, elle est très sélective sur les endroits où elle peint : «Je n'aime pas voir des tags sur des vestiges de Beyrouth. Nous n'avons pas tous le même âge, donc pas le même rapport à l'histoire.»
Beyrouth, toile géante à ciel ouvert, a récemment vu fleurir de plus en plus de tags et dessins en tous genres sur ses murs, des œuvres d'art aux signatures d'amateurs.
Le graffiti beyrouthin devient partie prenante de la vie quotidienne de la ville et il a encore de beaux jours devant lui : parmi les débutants, les plus jeunes ont à peine quinze ans.