Ce mardi 19 novembre au matin, un double attentat suicide visait pour la première fois depuis le début de la guerre en Syrie, l’ambassade iranienne de Beyrouth. L’attentat a fait au moins 23 morts et 150 blessés et a été revendiqué par un groupe jihadiste. Le responsable jihadiste de ce groupe proche d’Al-Qaida a prévenu que les attentats se poursuivraient au Liban tant que le Hezbollah chiite continuerait de combattre en Syrie. Pourquoi le Liban est-il toujours la cible de ces attentats qui se multiplient depuis cet été ? Réponses avec Karim-Emile Bitar, directeur de recherche à l’Institut des Relations internationales et stratégiques (IRIS).
Assiste-t-on à une multiplication des attentats suicides au Liban ? Il y a déjà eu plusieurs attentats dans la banlieue sud de Beyrouth à majorité chiites. L’attentat d’aujourd’hui a eu lieu dans cette zone et a frappé l’ambassade d’Iran, donc le soutien traditionnel du Hezbollah libanais dans un contexte de tension régionale grandissante entre sunnites et chiites, entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Le fait que l’ambassadeur iranien ait immédiatement accusé Israël, c’est peut-être par souci d’éviter une flambée des tensions entre chiites et sunnites. Parce que c’est un peu ce qui semble se jouer. Les six derniers mois, il y a eu au Liban des attentats dans les régions à majorité chiites et également à Tripoli (la capitale du Liban nord) où ce sont des mosquées principalement sunnites qui étaient prises pour cibles. Le plus inquiétant derrière cette série d’attentats, c’est qu’on commence à voir un peu le spectre d’une « irakisation » du Liban, avec des voitures piégées assez fréquentes qui toucheraient des lieux de cultes chiites et sunnites. En quoi cette montée de violence est-elle de plus en plus alarmante ? Symboliquement, cet attentat est important car l’Iran est l’une des principales puissances présentes aussi bien sur la scène libanaise que sur la scène syrienne. L’élément principal c’est un peu les frustrations liées à la guerre en Syrie qui sont en train de se répercuter au Liban. Une des franges radicales sunnites perçoit très mal l’engagement du Hezbollah aux côtés de Bachar al-Assad en Syrie. Le Hezbollah est engagé lourdement depuis plusieurs mois et a permis à Bachar al-Assad de se maintenir au pouvoir. Cela suscite la colère grandissante de mouvements sunnites salafistes. Et donc l’attentat d’aujourd’hui pourrait être l’une des conséquences de cette guerre des axes régionaux : l’axe irano-syrien d’un côté et l’Arabie saoudite et les mouvements sunnites radicaux de l’autre côté.
Attentat à Beyrouth au Liban devant l'ambassade iranienne, le 19 novembre 2013 / Photo AFP
Quelles pourraient être les conséquences régionales de ces attentats ? Il y a un accroissement des tensions entre sunnites et chiites en général. Donc ce qui est un conflit entre services de sécurités de puissances régionales peut finir par enflammer les esprits aussi bien dans la rue chiite que dans la rue sunnite qui sont toutes les deux mobilisées et polarisées autour de la question syrienne... Ce qui n’était pas le cas au début de la révolution syrienne. Mais aujourd’hui, les lignes de clivage deviennent assez communautaires car la plupart des sunnites libanais souhaitent la chute de Bachar al-Assad alors que la plupart des chiites souhaitent son maintien au pouvoir. La rivalité entre l’Arabie Saoudite et l’Iran se joue sur plusieurs terrains au Moyen-Orient. Le Liban n’est qu’un des terrains d’affrontements. Il y a aussi la Syrie, l’Irak et dans une moindre mesure le Yémen et le Bahreïn qui sont également des champs d’affrontements entre ces deux grandes puissances : la grande puissance chiite iranienne et la grande puissance sunnite qui est l’Arabie saoudite. Quelles sont les conséquences pour le Liban, pays frontalier de la Syrie qui accueille beaucoup de réfugiés syriens ? Aujourd’hui, le Liban a accueilli plus de 1,5 million de réfugiés syriens (selon le gouvernement libanais, et plus de 800 000 selon le HCR, ndlr) pour une population de 4 millions de Libanais ! Par ailleurs, le système politique libanais est bloqué depuis déjà un an en raison de ce que les politologues appellent la « clientélisation des communautés ». Chaque communauté libanaise qui a ses angoisses identitaires, cherche la protection d’un parrain étranger. L’Iran appuie la communauté chiite libanaise et l’Arabie saoudite appuie la communauté sunnite. C’est ce que l’on appelle la clientélisation des communautés. C’était le cas historiquement mais c’était plutôt la France qui soutenait les Chrétiens et les Britanniques qui soutenaient les druzes au XIXe siècle. Aujourd’hui c’est essentiellement l’Iran et l’Arabie saoudite qui se confrontent par libanais interposés.
Des réfugiés syriens / Photo AFP
Comment mettre fin à cette flambée de violences au Liban ? Malheureusement ce n’est pas entre les mains des Libanais. Une détente pourrait intervenir s’il y a un accord américano-iranien et ensuite saoudo-iranien. C’est-à-dire qu’à l’échelle régionale, on sorte de cette guerre des axes dont le Liban a toujours pâti à travers son histoire parce que les axes s’appuyaient sur telles ou telles communautés libanaises. Aujourd’hui, il y a un affrontement très violent entre deux axes régionaux. L’axe Iran-Syrie-Hezbollah d’un côté, et l’axe des pays sunnites du Golfe notamment de l’Arabie saoudite, de l’autre côté. Si les États-Unis parviennent à trouver à Genève un accord avec les Iraniens, il se pourrait qu’ensuite cela se répercute par des négociations, une sorte de marchandage saoudo-iranien qui aboutirait à une sorte de partage des rôles, aussi bien en Liban qu’en Syrie. Cela pourrait apaiser les tensions régionales mais on en est encore loin parce qu’il y a véritablement une pierre d’achoppement qui est celle du maintien ou non de Bachar al-Assad à la présidence syrienne et là-dessus les positions sont inconciliables. L’Iran soutient Assad et les Saoudiens sont déterminés à le faire tomber. Mais l’accord va prendre certainement du temps encore car il y a une forte pression saoudienne et israélienne pour le faire capoter. Les Saoudiens et les Israéliens sont très inquiets de ce rapprochement entre les Etats-Unis et l’Iran. Donc même si l’administration Obama et les Iraniens à ce stade ont envie de parvenir à un accord, il y a encore pas mal d’obstacles du fait des puissances régionales qui ont hostiles.
Invitée : Hana Jaber, chercheuse associée au Collège de France