Fil d'Ariane
Octobre 2019. Le journaliste franco-libanais Salim Saab retourne au Liban pour y passer quelques semaines de vacances et retrouver ses proches. L’ambiance est à la détente pour le jeune homme, malgré les problèmes économiques récurrents du pays, qu’il connait bien. Coupures d'électricité, et d'eau courante régulières, inflation grimpante, et surtout corruption à tous les étages du système politique.
Alors que le gouvernement libanais annonce une nouvelle taxe, notamment sur les appels de messagerie internet (WhatsApp), une gronde populaire monte. le 17 octobre une énorme manifestation s'improvise via les réseaux sociaux, en centre ville de Beyrouth, un quartier où se trouvent ministères et Parlement. Le jeune homme descend dans la rue lui aussi, pour manifester. “Au début, je me dis pas que je peux filmer, je descends juste dans la rue pour participer à ces manifestations”, avoue-t-il.
Mais rapidement Salim Saab commence à prendre quelques images, sans trop savoir ce qu’il va en faire. “Je ne pense pas du tout à un documentaire, sur le coup”, explique-t-il. “J’ai toujours mon matériel sur moi, alors je filme juste quelques images, pour avoir des archives”, poursuit-il. Salim filme alors la rue et la colère des Libanais. Et comme à son habitude, il commence à aller voir ses amis artistes, graffeurs, rappeurs. Ancien rappeur lui-même, Salim Saab a pour habitude de mettre en avant la parole des artistes hip hop au Liban et dans le monde arabe, comme il l'a fait dans ses films précédents "Beyrouth Street", et "Forte". “Les graffeurs avaient déjà un message fort avant les manifestations, et avec le début de la révolte, c’est encore plus puissant”, énonce-t-il.
L’idée de faire un documentaire sur ces artistes pendant ces révoltes effleure l’esprit du journaliste. Il prend vite conscience de l’étendue des événements : “C'était dommage de centrer le documentaire uniquement sur des artistes militants. J’ai donc voulu filmer toute la société civile qui manifestait, ainsi que la presse alternative”, raconte-il.
Salim Saab s’attelle alors à filmer les rues lors de chaque manifestation, à aller voir chaque groupe de personnes qui s’organisent, afin de leur donner la parole. Des mouvements se mettaient en place aussi dans les autres villes du Liban, notamment à Tripoli, aussi appelée “la mariée de la Révolution” par les manifestants., car elle y était particulièrement virulente. “C'est à ce moment que le documentaire a commencé à prendre forme. J’avais mon fil conducteur”, confie le réalisateur.
En plus des artistes de la scène hip hop de Beyrouth, le réalisateur s'active à récolter les témoignages bruts de plusieurs Libanais. “Le cèdre d’octobre” donne la parole aux artistes, mais aussi aux citoyens lambda, aux femmes, mères de famille ou pas, à la presse alternative, qui réclament tous la fin d'un système politique, économique du pays. “Finalement ce film me ressemble, il ressemble à mon travail au quotidien”, explique Salim Saab, qui anime aujourd'hui l'émission de radio, Aswat El Madina, sur Monte Carlo Doualiya, dans laquelle il interviewe les artistes du monde arabe. “C’est un peu la suite de mes films précédent, 'Beyrouth street' et ‘Forte’, d’une certaine manière, car il va plus loin, et rassemble toutes les facettes de mon identité”, confie-t-il.
Pourtant le réalisateur est en retrait tout le long de son film, pour laisser la parole à ceux qui descendaient dans la rue, tous les jours. “Ce n’est pas une analyse politique. On peut en trouver partout dans la presse, sur le net”, détaille-t-il. “Je voulais justement sortir de ce prisme politique. Les gens sont descendus dans la rue de manière spontanée pour réclamer plus de justice sociale, et la chute d’une classe politique corrompue, confessionnelle, qui divise le peuple libanais depuis plus de 30 ans”, annonce Salim Saab.
“À bas, à bas, le pouvoir des voyous” scande la foule au début du documentaire. C’est un ras-le-bol général qu’ont exprimé les libanais depuis octobre 2019, une remise en question totale de toute la classe politique héritée de l’après guerre civile, qui selon le réalisateur est responsable des conditions de vie très difficiles au quotidien. “Ils sont des centaines dans la rue parce qu'il n'y a pas d'eau potable dans leurs foyers, parce qu’ils doivent payer deux factures d’électricité pour en avoir toute la journée”, détaille le jeune homme. “L’État n’arrive pas à fournir l’énergie nécessaire pour que les Libanais aient 24h d’éléctricité. La corruption, c’est aussi ça, ce détournement d’argent public”, poursuit-il. “On doit faire appel à ce qu’on appelle ici ‘la mafia des générateurs’”.
À Beyrouth, l’État ne peut fournir que quelques heures d’électricité par jour. Les habitants doivent donc passer par des sociétés privées qui installent des générateurs pour pallier le manque d’électricité. Deux factures pour un seul service. “Dans d’autres villes, l’État ne peut fournir que trois heures d’électricité par jour, et le reste par les sociétés privées. Ce sont des services de base auxquels les gens n’ont pas accès. Les annonces de nouvelles taxes ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase”, détaille le jeune homme.
C’est la première fois qu’on s’exprime tous ensemble, comme si c’était une thérapie.
Selim Mawad, artiste-peintre
Cette révolte populaire spontanée a créé quelque chose d’inédit pour les manifestants, une union nationale pour dénoncer un système. “Depuis trente ans, les Libanais sont plutôt divisés. Le système confessionnel a vraiment opposé les Libanais politiquement, mais aussi sur des questions plus sociétales”, nous explique Salim Saab. “Chacun voit l’autre sous le prisme des stéréotypes. Pendant cette révolte les Libanais ont dépassé cette barrière confessionnelle, héritage de la guerre civile, pour exiger un changement. Il y avait une unité qu’on n’avait jamais vue auparavant”, poursuit-il.
Dans le documentaire, Selim Mawad, un artiste-peintre compare ce mouvement à une thérapie de groupe, n’ayant pas eu lieu après la guerre : “C’est la première fois qu’on s’exprime tous ensemble, comme si c’était une thérapie”, explique-t-il
Ce mouvement de révolte dépasse donc les classes sociales, le genre, la confession, et demande surtout le départ de toute la classe politique en place. “Ce qui diffère des autres mouvements de contestation dans des pays arabes, c’est qu’ici, le peuple est descendu dans la rue pour demander la fin de tout un système politique confessionnel quasi mafieux”, explique Salim Saab. Pour lui, il est d’ailleurs normal que cette idée de changement de système vienne d’abord des plus jeunes, les moins de trente ans qui n’ont pas connu la guerre. “Ceux qui ont vécu et connu la guerre sont restés dans cette idée que le confessionnalisme est la base de la société libanaise. C’est ancré dans le subconscient des gens, et ça a été très dur de leur faire changer d’avis, de leur faire accepter de prôner une unité nationale. C’est vrai que c’est grâce à la nouvelle génération, et celles d’après je l’espère, que l’on pourra totalement s’affranchir de cette idée”, avoue le réalisateur.Et c’est cette unité qui justifie le mot “Révolution” (Thawra en arabe) que les manifestants scandent, selon lui. “Pour moi, c'est une révolution, car c’est la première fois dans l’histoire du Liban contemporain que les gens descendent dans la rue pour rejeter ce système et réclamer plus de justice sociale", raconte-t-il. Pendant plusieurs semaines, c'est presque la moitié du pays qui manifeste tous les jours. "Certains jours, on a pu compter plus de deux millions de personnes dans la rue ! Pour un pays qui en compte cinq, c’est énorme !”, s’exclame Salim Saab. “C'est une révolution parce que c'est un grand pas. On se souviendra du 17 octobre 2019. Même si la plupart des gens auraient voulu voir ces politiciens en prison, c’est tout de même une révolution!”, s'emporte-t-il.
Pendant plusieurs semaines, les Libanais manifestent donc tous les jours, ainsi que la nuit. Des tentes sont installées dans lesquelles les manifestants organisent des espaces de parole et de réflexion pour trouver des alternatives aux partis politiques traditionnels. “Tous les jours, du matin au soir, du soir au matin, des milliers de personnes bloquaient les rues, organisaient des débats politiques. Il y avait une espèce de d'ébullition politique, artistique, complètement détachée du système”, détaille-t-il.
Et c’est une véritable immersion dans ce mouvement qu'apporte “Le cèdre d’octobre”. Proposé sans voix off, le documentaire donne à voir cette révolution de l’intérieur. Pour ponctuer ces images, et ces témoignages, Salim Saab a tenu à inclure des "moments de respiration", avec des scènes de performance artistique, ou des gros plans sur les visages ou les yeux des témoins. Une habitude pour le jeune homme, depuis son premier film “Beyrouth street”.
“Le langage non verbal est primordial, il permet de dégager une émotion particulière en plus des propos rapportés par chaque personne”, explique-t-il. Une manière pour lui d’exprimer sa fibre artistique. “Il y a des moments où on entend juste un battement de cœur, avec une personne qui danse, ou qui graffe le mot “espoir” sur un mur. C’est ma manière d’apporter de l’apaisement entre les scènes très bruyantes de foule”, détaille-t-il.
Le réalisateur a filmé son documentaire en pensant à ses proches qui n’ont pas vécu ce moment historique, pour qu’ils ressentent la même émotion, en donnant une part belle à la scène artistique beyrouthine. “C’est souvent relégué au second plan, alors que pour moi les artistes ont un rôle majeur dans nos sociétés, et encore plus dans ce genre de révoltes”, déclare-t-il.
Le réalisateur évoque avec nous le cas du chanteur égyptien de hard rock, Ramy Essam. Lors de la révolution en Égypte, en 2011, ce dernier a été arrêté et torturé par l’armée pour avoir chanté une chanson intitulée “Irhal” (“Pars”, en français ), qui demandait le départ du président Hosni Moubarak. “Les artistes subversifs, qui véhiculent un message font peur au système, qui se charge de les censurer”, raconte Salim Saab. Ancien rappeur lui-même, il a toujours baigné dans une culture musicale contestataire, le hip hop. “On parle du Liban, de l’Égypte, mais il ne faut pas oublier qu’en France aussi, des artistes ont eu des problèmes avec la Justice, par rapport à leurs textes ou leurs prises de position. Je pense à des groupes comme La Rumeur par exemple, NTM, ou Ministère Amer, par exemple”, poursuit-il.
L’importance des artistes pour transmettre l’histoire, l’information, c’est aussi en substance ce que dit Omar, l’un des graffeurs qui témoigne dans ce documentaire. Les street artistes ont signé de grandes fresques traduisant la colère du peuple, qui vont durer dans le temps. Preuve en est, un dessin représentant une jeune femme frappant le garde du corps d’un ministre. Le premier jour de la révolte, toutes les rues du centre ville étaient bloquées. La voiture d’un ministre a voulu forcer le chemin, créant ainsi des affrontements. “Ses gardes du corps sont sortis armés de sa voiture, et une jeune manifestante a mis un coup de pied au ventre de l’un d’entre eux. La vidéo est devenue virale sur le net, et des artistes graffeurs en ont fait des fresques, des dessins”, raconte Salim Saab. “C’est devenu le symbole de la révolution”, poursuit-il. Cette anecdote permet aussi au réalisateur de mettre en lumière la place importante des femmes dans ce mouvement. De nombreuses militantes et artistes témoignent dans “Le cèdre d’octobre” pour évoquer la place de la femme dans la société libanaise.
“Dans cette révolte, la femme était sûrement plus importante que l’homme” affirme la militante Mona El Hallak dans le documentaire. Qu’elles soient mères, militantes pour les droits des femmes, artistes, les femmes libanaises de tous âges ont trouvé naturellement leur place dans ce mouvement de contestation, réclamant notamment comme le rappelle une militante, Maya, une meilleure représentation dans la classe politique.
Mais alors un an après, qu’en est-il de cette ébullition ? Entre temps, la crise sanitaire du covid-19, et la double explosion au port de Beyrouth le 4 août dernier ont aggravé la situation économique du pays. De nombreux produits de consommation courante, ainsi que des médicaments sont impossibles à se procurer pour les Libanais. De nombreuses personnes tentent de quitter le pays. “Les gens sont fatigués. C’est vrai qu’un an après, la révolte a perdu son énergie. La crise sanitaire a cassé de nombreux mouvements de contestation partout dans le monde”, raconte Salim Saab. “Le plus important, c'est que l'idée soit encore là. Tous les militants de la révolte sont encore très actifs. L’essentiel, c’est que maintenant, les Libanais savent qu’ils peuvent descendre dans la rue, et que cela peut avoir un immense impact sur la société. Ils ont compris que c’est la rue qui décide”, conclut-il. Une manifestation pour l'anniversaire de la contestation est prévue ce 17 octobre 2020. Un espoir pour relancer la révolution ?
En attendant un renouveau de la contestation, Salim Saab s'apprête à projeter son nouveau documentaire lors d'événements ou festivals à Paris et partout en France, à partir de la fin du mois d'octobre, début novembre. "On va essayer d'en faire un maximum, mais avec la situation sanitaire actuelle, on ne sait pas trop comment les choses vont se passer. J'espère que les projections prévues ne seront pas annulées", confie-t-il. Une page Facebook sera d'ailleurs bientôt créée pour suivre le parcours de ce documentaire.