Liban : "Le Hezbollah voit les manifestations comme un complot contrôlé par l’étranger"

Au Liban, tous les courants et partis politiques sont pointés du doigt par les manifestants du mouvement de contestation qui a débuté il y a deux mois. Parmi les cibles des critiques : le Hezbollah, premier parti politique et première force armée du pays. Comment se positionne le mouvement chiite face à cette contestation inédite ? Entretien avec le politiste Joseph Daher.
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Supporters du Hezbollah
Des jeunes militants chiites, soutiens du Hezbollah et du mouvement Amal, brûlent un pneu, pendant une attaque contre les manifestants anti-gouvernement, dans un square à Beyrouth, ce samedi 14 décembre 2019. (Photo : AP/Hussein Malla)
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Depuis le 17 octobre, une contestation inédite a cours au Liban. Un mouvement populaire dénonce une classe dirigeante jugée corrompue et incompétente. De nombreuses manifestations se tiennent globalement dans le calme mais ces dernières semaines, des accrochages avec les forces de l'ordre se multiplient. En début de semaine, des partisans des partis chiites Hezbollah et Amal s'en sont pris à des manifestants anti-gouvernementaux.

Sous la pression de la rue, le Premier ministre Saad Hariri a démissionné le 29 octobre. Son gouvernement continue de gérer les affaires courantes.

Jusqu'à présent, les principaux partis politiques du pays - dont le Hezbollah - n'ont pas réussi à s'entendre sur un successeur. De son côté, une partie de la  population qui manifeste réclame la formation d'un nouveau gouvernement exclusivement composé de technocrates, sans politiques en son sein.

Dans un Liban au bord de l'effondrement économique, comment se positionne le puissant parti chiite Hezbollah, soutenu par l'Iran ? Entretien avec Joseph Daher, politiste et auteur de l'ouvrage, Le Hezbollah, un fondamentalisme religieux à l'épreuve du néolibéralisme, aux éditions Syllepse.

TV5MONDE : Quelle ligne ou discours politique a tenu le Hezbollah face aux revendications populaires libanaises ?

Joseph Daher : Le Hezbollah n’a jamais été véritablement en accord avec le mouvement de contestation, même si comme toute la classe politique libanaise, il peut dire qu’il est d’accord avec les constats faits sur la corruption, ou qu’il faut un système économique plus juste. D’ailleurs toute la classe politique, Hezbollah compris, explique qu’ils essayent d’améliorer le système, alors qu’en réalité leur politique économique va à l’opposé de ce discours.

Le Hezbollah voit ce mouvement de protestation comme la tentative d’une main étrangère d’affaiblir l’influence de l’Iran, et de facto, la sienne.

Le Hezbollah est apparu avec Amal (parti politique allié au Hezbollah, ndlr) comme le plus opposé aux manifestants, dans la rhétorique, mais pas seulement. Des policiers municipaux de la ville de Nabatieh, membres de Hezbollah et Amal ont attaqué des manifestants, par exemple.

Des tentatives d’impressionner les manifestants, de leur faire peur, ont eu lieu dans d’autres villes de la part de Amal et du Hezbollah. Ces derniers jours, la police du Parlement, qui est plutôt pro-Amal, a répondu fermement à la tentative des manifestants et manifestantes d’envahir ce même Parlement. Le Hezbollah explique aujourd’hui qu’il y a des demandes initiales qui sont légitimes mais que le mouvement de contestation a été accaparé par des ambassades étrangères.

Le Hezbollah est donc contre le mouvement aujourd'hui ?

Oui, c’est une critique très forte du mouvement de contestation qui émane du sommet du Hezbollah, expliquant qu’il n’y a pas de chef au mouvement et qu’il faut maintenir le système tel qu’il est, avec un gouvernement d’union nationale dont Hariri serait de nouveau à la tête (ce 18 décembre, il a annoncé ne pas être candidat à sa succession, ndlr) et sans toucher à Aoun (Michel Aoun, le président de la République, un chrétien maronite, ndlr). Le Hezbollah veut conserver Aoun parce qu’il les protège contre les sanctions internationales.

Le Hezbollah est en quelque sorte le plus grand employeur du Liban.

Dans une perspective géopolitique, avec ce qu’il se passe en Iran et en Irak, le Hezbollah voit en réalité aujourd'hui ce mouvement de protestation comme la tentative d’une main étrangère d’affaiblir l’influence de l’Iran, et de facto, la sienne.

Le Hezbollah voit aussi d’un mauvais œil le ralliement de mouvements politiques comme les Phalanges libanaises (parti politique essentiellement chrétien, ndlr) aux manifestants, et tout ça lui fait dire que c’est dirigé contre lui. De toute manière, historiquement, le Hezbollah n’a jamais apprécié les mouvements populaires provenant "du bas" et mettant en cause le système politique confessionnel.

Une partie de la population soutient toujours le Hezbollah ?

C'est certain, le Hezbollah a toujours une capacité de mobilisation importante. Le soutien dépasse les classes sociales mais il se situe surtout au sein de la population chiite. Il y a des gens des classes populaires, comme d’autres de la classe moyenne supérieure ou de la bourgeoisie qui le soutiennent. Sociologiquement, il est démontré que beaucoup de soutiens sont des jeunes du parti Amal.

Il ne faut pas oublier que le Hezbollah est en quelque sorte le plus grand employeur du Liban, avec la branche militaire et les associations qui apportent de l’aide à un certain nombre de familles. Il y a aussi tout un réseau qui permet d’opérer une sorte de contrôle à la fois violent et non-violent, et qui crée une forme d’hégémonie sur les personnes, mais avant tout de confession chiite.
 

Le Hezbollah continue à payer ses salariés ou ses membres en dollars et apparemment, de ce que l’on m’a dit, sans limite.

Mais il faut souligner que dans les milieux de gauche le Hezbollah a perdu beaucoup de soutiens, alors qu’il en avait encore un peu auparavant. Les jeunes des partis de gauche sont beaucoup plus critiques à l’égard du Hezbollah aujourd’hui.

Peut-on imaginer que le Hezbollah soit écarté du prochain gouvernement ?

Les chiites doivent être représentés dans un gouvernement avec cette Constitution, donc je vois mal comment le Hezbollah pourrait être écarté du futur gouvernement. Le ministre de la Santé dans le gouvernement précédent était une personne affiliée au Hezbollah, mais lui ne se disait pas membre du Hezbollah. C’était fait pour ne pas être frappé par les sanctions américaines, parce que le ministère de la Santé dispose d'un gros budget. Le Hezbollah refusera un gouvernement technocratique : il voit les manifestations comme un complot, contrôlé par l’étranger.

Il faut savoir que le Hezbollah peut tenir économiquement bien mieux que les autres partis ou mouvements, parce qu’il a son propre financement par l’Iran. Le Hezbollah continue à payer ses salariés ou ses membres en dollars et apparemment, et de ce que l’on m’a dit, sans limite.

Je pense que le Hezbollah sera aux manettes avec les autres partis confessionnels dans le prochain gouvernement. Toute l’élite politique confessionnelle est de toute manière d’accord pour maintenir le système actuel, en s’accordant sur quelques réformes superficielles, mais pas plus.