Fil d'Ariane
Sur une colline à la frontière libano-syrienne, deux drapeaux flottent symboliquement côte à côte. Les soldats libanais ont choisi de brandir le drapeau espagnol à côté du leur. Vingt quatre heures après le début de leur offensive intitulée "Aube du Jurd", ils ont voulu rendre hommage ce dimanche aux victimes des attentats en Catalogne. Ils viennent de reprendre un partie de ce territoire contrôlé par Daech.
Dans un Liban divisé entre pro et anti-Assad, le gouvernement a toujours essayé de ne pas prendre parti politiquement dans le conflit syrien. Mais dès 2011, la guerre en Syrie déborde au Liban : à travers les frontières poreuses et montagneuses, des armes, des combattants et des réfugiés circulent, bien souvent par des circuits illégaux. En 2013 des brigades rebelles perdent progressivement leurs bastions dans la région syrienne du Qalamoun, frontalière du Liban où il se replient. En parallèle, le Hezbollah, parti politique libanais qui dispose d'une branche armée, annonce officiellement qu'il se bat aux côtés du régime syrien. La situation implose : le Liban connaît une série d'attentats sanglants et bascule dans le conflit syrien.
En 2014, une partie des combattants rebelles repliés dans les montagnes entre le Liban et la Syrie prête allégeance à Daech, le groupe terroriste s'implante officiellement au pays du Cèdre où il revendique des attaques meurtrières. La même année, des jihadistes du groupe Etat Islamique kidnappent 30 soldats et policiers libanais, conjointement avec la branche syrienne d'Al Qaïda. Cinq d'entre eux sont morts, dont quatre exécutés, 16 ont été libérés en 2015. Les neuf autres sont toujours aux mains de Daech. Depuis, l'armée libanaise combat régulièrement le groupe.
Ils seraient 1200 jihadistes encore repliés dans cette zone montagneuse de 300km² entre les deux pays. Ils ont fait d'Ersal, localité libanaise sunnite entourée de villages chiites leur base arrière. L'offensive "Aube du Jurd", lancée samedi matin depuis les villages chrétiens de Qaa et Ras Baalbek est la plus vaste que l'armée libanaise ait mise en place depuis le début de la guerre syrienne.
Des milliers de soldats sont donc mobilisés côté libanais, où se trouveraient la moitié des jihadistes, soit 600 combattants. La bataille va être difficile à mener : leurs ennemis peuvent à tout moment mener des attaques kamikazes, technique couramment utilisée par le groupe Etat Islamique. Ils se cachent dans un réseau de grottes et caves au milieu de ces chaînes montagneuses.
Un terrain difficile, sur lequel excelle la branche armée du Hezbollah, habituée à s'entraîner dans les régions montagneuses du Sud du Liban, frontalières avec Israël. Ses combattants sont d'ailleurs présents dans cette bataille contre Daech, mais ils se battent de l'autre côté de la frontière, avec l'armée syrienne. Dimanche, l'organe de communication du Hezbollah a annoncé avoir libéré une partie de la zone contrôlée par Daech en Syrie.
D'un côté comme de l'autre de la frontière, on se défend fermement de mener une action conjointe. Le général Ali Qanso, responsable de la communication de l'armée libanaise insiste : "Nous ne nous sommes pas coordonnés, ni avec le Hezbollah, ni avec l'armée syrienne." Le Hezbollah, lui, n'a pas mentionné l'armée libanaise dans son communiqué annonçant son attaque en Syrie, lancée au même moment que l'offensive "Aube du Jurd".
Deux armées gouvernementales et une milice armée se battent donc au même moment, au même endroit, contre le même ennemi, mais refusent d'admettre une quelconque coordination. Peu crédible, selon des experts militaires libanais. Certains observateurs avancent comme explication la politique de neutralité du gouvernement libanais face au conflit syrien : il ne veut pas combattre avec l'armée syrienne. Mais les dessous diplomatiques de la bataille vont bien au-delà des frontières syriennes et libanaises.
Si l'armée libanaise, souvent considérée comme faible par les observateurs, a pu se renforcer ces dernières années, c'est notamment grâce à des livraisons d'armes, financées par plusieurs pays, dont les Etats-Unis.
Mais l'échiquier politique libanais est complexe : le Hezbollah fait partie du gouvernement, sous les ordres duquel agit l'armée. Sa branche politique fait partie des hauts rangs du pouvoir libanais, qui souhaite rester neutre. Mais sa branche armée est engagée auprès de l'armée de Bachar Al Assad.
En outre, le parti chiite est soutenu par l'Iran, pays que le président américain Donald Trump accuse de "soutenir le terrorisme". Les branches armée comme politique du Hezbollah restent classées officiellement comme "terroristes" par les Etats-Unis.
Les Etats-Unis ont donc tout intérêt à ce que les actions militaires de l'armée libanaise soient totalement dissociées de celles du Hezbollah, en tout cas officiellement. Surtout que les livraisons d'armes américaines aux soldats du pays du Cèdre se sont intensifiées : la dernière est arrivée quelques jours avant le début de l'offensive.
Selon Aram Nerguizian, analyste pour le "Center for Strategic and International Studies" à Washington, l'armée libanaise ne peut pas se permettre de perdre cette bataille. "Un échec, ou un risque d'échec, renforcerait l'argument du Hezbollah que son rôle - et celui de l'Iran - sont indispensables pour la stabilité du Liban."
L'issue de l'offensive "Aube du Jurd" est donc cruciale, bien au-delà des frontières du Liban. Comme le souligne l'éditorialiste libanaise Scarlett Haddad dans l'Orient le jour, tout repose désormais sur la possibilité de négociations "entre l'armée et les combattants de Daech, pour assurer le départ de ces derniers et faire ainsi l'économie d'une bataille avec son cortège de victimes dans les rangs de l'armée." Et si elles aboutissent, restera alors un problème à résoudre, selon l'éditorialiste : celui de la destination finale des combattants de Daech.