Fil d'Ariane
Le 4 août 2020, un incendie dans un entrepôt du port de Beyrouth provoque une énorme explosion. Plus de 220 personnes sont mortes et plus de 6 500 ont été blessées. Trois ans après, l’enquête sur les causes de l’explosion piétine. Entretien avec Karim Bitar, directeur de recherche à l’IRIS.
Un activiste dépose des roses sur la plage Copacabana au Brésil en hommage aux personnnes décédées dans l'explosion de Beyrouth le 4 août 2020.
« Trois ans après l’explosion, la justice est entravée et la vérité est dissimulée », explique Rima Zahed, une libanaise qui a perdu son frère Amine, un employé du port de Beyrouth, le 4 août 2020. Ce jour-là, à 18h07, l’une des plus grandes explosions non nucléaires de l’histoire dévaste des quartiers entiers de la capitale. L’espoir de parvenir un jour à la vérité sur ce drame et d’en juger les responsables s’amenuise petit à petit.
Le cours de la justice se retrouve entravé par des pressions politiques. Les autorités libanaises ont refusé une enquête internationale, réclamée par les familles des victimes. Elles sont également accusées d’avoir entravé l’enquête locale, dans un pays en plein effondrement économique et où les divisions politiques se répercutent sur le système judiciaire. Karim Bitar, directeur de recherche à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) explique que le refus de certains responsables politiques de collaborer avec la justice est à l’origine du blocage de l’enquête.
TV5MONDE : Pourquoi l’enquête est-elle bloquée ?
Karim Bitar : L’enquête se heurte à de très nombreuses entraves, essentiellement d’ordre politique. Le juge chargé de l’enquête avait demandé à entendre des anciens hauts responsables, des ministres et des responsables sécuritaires. Ils ont tout simplement refusé de se rendre à la convocation du juge. Il y a notamment 4 anciens ministres et plusieurs hauts responsables des services de sécurité qui ont refusé de coopérer avec l’enquête.
L’image de ces responsables politiques a été certainement affectée dans l’opinion publique. Mais au-delà de ça, ils semblent pouvoir dormir tranquilles. Ils ne sont en aucun cas inquiétés. Théoriquement, ils devraient être amenés devant le juge, mais on les voit parader sur les écrans de télévision. Les décisions de justice au Liban ne sont tout simplement pas appliquées lorsqu’on s’en prend au puissants.
Ce qui fait que compte tenu des pressions politiques, des entraves, de la politisation de la justice au Liban, de l’absence d’indépendance de la justice, beaucoup réclament une commission d’enquête internationale. Ils réclament que le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, basé à Genève, forme une commission chargée d’enquêter et d’établir les faits et les responsabilités. Il ne s’agit donc pas d’un tribunal mais d’une commission d’enquête internationale pour faire la lumière sur ce qu’il s’est passé ce jour-là.
TV5MONDE : Dans quelle mesure la justice libanaise est-elle indépendante ?
Karim Bitar : Aujourd’hui, on ne peut pas parler d’indépendance de la justice. Il y a quelques juges qui continuent de faire courageusement leur travail et de maintenir une impartialité par rapport aux partis politiques. Mais il y a aussi une écrasante majorité de magistrats qui sont nommés et qui sont inféodés par des partis communautaires.
TV5MONDE : Pourquoi la commission d’enquête internationale n’a-t-elle pas encore vu le jour ?
Karim Bitar : Les procédures sont assez complexes. Il faut en général qu’un ou deux pays membre des Nations Unies prennent l’initiative et soumettent cela au Conseil des droits de l’Homme de l’ONU. La France et l’Australie semblent être prêtes à le faire.
Il y a cet argument de la souveraineté juridique libanaise qui est mis en avant, parfois avec une certaine mauvaise foi par certains acteurs, qui bloquent également l’enquête locale.
Karim Bitar, directeur de recherche à l'IRIS
Mais à ce jour, il y a encore des réticences de certains acteurs politiques au Liban. Ils auraient préféré que l’enquête se limite à la justice libanaise. Il y a cet argument de la souveraineté juridique libanaise qui est mis en avant, parfois avec une certaine mauvaise foi par certains acteurs, qui bloquent également l’enquête locale. Ils sont à la fois en train de bloquer l’enquête locale et de refuser une enquête internationale.
TV5MONDE : Y a-t-il d’autres options possibles ?
Karim Bitar : À l’échelle libanaise, tant qu’il y a des partis influents, notamment le Hezbollah, qui s’opposent à l’action du juge en charge de l’enquête, on voit mal comment les choses pourraient avancer. Le Hezbollah s’oppose à la justice de différentes façons. Le juge Tarek Bitar (NDLR : second juge principal de l’enquête) est fréquemment pris à parti par les cadres dirigeants du Hezbollah. Le parti s’oppose également en arguant que l’enquête est politisée, que le juge n’est pas indépendant alors même que la plupart des observateurs estiment que ce juge n’a pas d’affiliation politique et qu’il exerce en toute indépendance.
Beaucoup de Libanais sont parvenus à la conclusion qu’on ne connaîtra jamais le fin mot de l’histoire, qu’on ne pourra jamais faire la lumière sur ce qu’il s’est passé.
Karim Bitar, directeur de recherche à l'IRIS
Par ailleurs, une manifestation des partisans du Hezbollah et de leurs alliés a eu lieu il y a quelques mois. Elle avait pour objectif de protester contre cette enquête judiciaire et d’appeler à la révocation du juge. Il y a donc à la fois un refus de coopérer de la part de certains ministres, des tentatives d’intimidations contre le juge et des accusations selon lesquelles il serait politisé et que l’enquête serait instrumentalisée à des fins politiques. Ces accusations ne semblent pas pouvoir être corroborées.
TV5MONDE : Comment la population libanaise perçoit le piétinement de cette enquête ?
Karim Bitar : Il y a un sentiment d’écœurement, de lassitude. Beaucoup de Libanais sont parvenus à la conclusion qu’on ne connaîtra jamais le fin mot de l’histoire, qu’on ne pourra jamais faire la lumière sur ce qu’il s’est passé. Mais ils continuent quand même de se battre pour essayer d’obtenir cette commission internationale.