Liban : "Plus personne n'est à l'abri de la pauvreté"

Après avoir passé 12 jours au Liban, le rapporteur spécial de l'ONU sur l'extrême pauvreté et les Droits de l'Homme, Olivier de Schutter, a rendu ce 12 novembre son rapport sur la crise économique que traverse le pays du Cèdre. Proximité du pouvoir avec le monde des affaires, aide internationale contre-productive, absence de toute protection sociale, le représentant des Nations Unies dresse une situation alarmante.

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Tripoli Liban bidonville

Le bidonville de Mulawiya, dans le Nord de la ville de Tripoli au Liban, le 5 mai 2020. 

AP/ Hassan Ammar
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TV5MONDE : Qu'avez-vous observé pendant ces 12 jours au Liban  ? 

Olivier de Schutter, rapporteur spécial sur l'extrême pauvreté et les Droits de l'Homme​ : La situation au Liban est très inquiétante. Nous avons assisté à une augmentation brutale de la pauvreté dans l'ensemble du pays, liée à la dévaluation de la livre libanaise depuis fin 2019. C'est toute la population qui se trouve aujourd'hui appauvrie, avec une inflation des prix exorbitante. Les prix de l'alimentation ont été multipliés par 5 en l'espace de 2 ans et ont augmenté de 400%. 

Plus personne n'est à l'abri de la pauvreté. Encore moins les personnes dont les salaires sont payés dans la monnaie libanaise, alors que beaucoup de services sont indexés sur le dollar. J'ai pu voir cette pauvreté progresser dans plusieurs régions du pays. Et malheureusement, parfois, il y a des tentations d'imputer la responsabilité de la situation du pays aux réfugiés venus de Syrie, depuis le début du conflit en 2011.

Je m'inquiète particulièrement de propos tenus à l'égard des réfugiés syriens à qui l'on reproche d'encombrer les services publics, de faire concurrence aux Libanais pour certains emplois, alors même que ces réfugiés syriens vivent dans des conditions extrêmement difficiles. Ils sont eux-mêmes victimes de la grande pauvreté. 88% d'entre eux vivent sous le seuil de pauvreté et n'ont pas les moyens de donner une vie décente à leurs enfants.

La situation du pays est en effet dramatique. Beaucoup me disent qu'ils n'ont jamais vu une telle spirale négative, dans un pays à revenus intermédiaires comme le Liban.

Un aspect préoccupant de la situation libanaise repose sur les rapports malsains qui existent entre le monde des affaires et le monde politique. 

Olivier de Schutter, rapporteur spécial sur l'extrême pauvreté et les Droits de l'Homme

TV5MONDE : Dans votre rapport, vous pointez l'accroissement des inégalités que la crise a aggravé. Aujourd'hui au Liban, il n'y a plus que des très pauvres et des très riches ?

Olivier de Schutter : Le Liban est un des pays les plus inégaux du monde. C'est un pays dans lequel 10% de la population détient 70% de la richesse. C'est aussi un pays qui a un système fiscal très régressif. 40% des revenus de l'État viennent de la fiscalité indirecte : c'est-à-dire de la TVA. Cette taxe sur la consommation a un impact disproportionné sur les ménages les plus précaires. Le système fiscal libanais ne comporte pas aussi d'impôts sur la succession, ni d'impôts sur le capital.

Voir aussi : Liban : la crise pousse les Libanais à abandonner leur voiture

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Enfin, c'est un système fiscal dont le fonctionnement n'est pas optimal. Seulement 40% des taxes qui sont en principe imposées, sont collectées et il y a une très grande évasion et optimisation fiscale pratiquée au Liban. Le gouvernement n'a donc pas les moyens de venir au secours de la population. C'est important de le souligner car le Liban est un pays riche. Il y a de la richesse qui peut être mobilisée mais malheureusement quand je parle de la nécessité pour le Liban de financer la protection sociale, l'éducation, la santé, les infrastructures, la réponse qui m'est souvent donnée c'est que la communauté internationale doit venir au secours du pays.

Il faut désormais que le Liban se ressaisisse et mobilise les ressources disponibles sur place pour rassurer les donateurs sur le fait que leur soutien au Liban va pouvoir rebondir. 

TV5MONDE : Quelle est la responsabilité de l'État dans la situation que traverse le Liban ? 

Olivier de Schutter : Un aspect préoccupant de la situation libanaise repose sur les rapports malsains qui existent entre le monde des affaires et le monde politique. Les réformes qu'il faudra imposer sont des réformes qui vont faire des perdants parmi les élites économiques. Mais ne faut pas pour autant autoriser celles-ci à bloquer ces réformes, à exercer un droit de veto. Or, elles exercent une influence disproportionnée dans le système politique libanais.

On ne peut pas se contenter de mettre le Liban sous perfusion à l'infini.

Olivier de Schutter, rapporteur spécial sur l'extrême pauvreté et les Droits de l'Homme

C'est aussi vrai du secteur bancaire, responsable de la crise financière extraordinaire de 2019-2021. Dans 18 des 20 plus grandes banques commerciales, les très grands actionnaires sont des personnalités politiques de premier plan. Dans son ensemble, ces dernières détiennent une part évaluée à 29% des actifs du secteur bancaire libanais. Ceci explique en partie que les banques aient réussi à retarder le plan de reconstruction du Liban, qui avait été mis sur pied en mai 2020 par le gouvernement d'affaires courantes du Premier ministre Hassan Diab. 

Aujourd'hui, il semble qu'un consensus émerge au sein de la classe politique libanaise pour que les pertes importantes du secteur bancaire soient supportées par les actionnaires des banques. Ça me parait en effet la voie de la sagesse et de l'équité. 

TV5MONDE : Vous énoncez toujours dans votre rapport que l'aide internationale n'a pas aidé à la reconstruction économique du Liban. Comment est-ce possible ? 

Olivier de Schutter : L'aide internationale est très importante, et même vitale pour le pays. Il y a actuellement une réelle absence des capacités productives du Liban qui résulte d'une inefficacité complète du système fiscal. Cependant, l'aide internationale ne peut pas être une solution de long terme.

Voir aussi : Au Liban, l'interminable calvaire d'une population engluée dans la crise

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On ne peut pas se contenter de mettre le Liban sous perfusion à l'infini. Les donateurs et la communauté internationale, en dépit de tous les efforts faits, ne peuvent pas continuer à aider si des réformes ne sont pas entreprises. Ces réformes doivent commencer le plus tôt possible. Nous ne pouvons pas attendre ni les élections, ni un accord avec le Fonds Monétaire International.

C'était d'ailleurs mon premier message au Premier ministre Mikati quand j'ai pu le rencontrer. C'était aussi mon message au ministre des Finances Youssef Khalil et au gouvernement libanais. Il faut commencer les réformes maintenant pour que le pays cesse de dépendre de l'aide internationale et du soutien de la diaspora libanaise. 

TV5MONDE : Quelles réformes préconisez-vous pour que le pays se relève ? 

Olivier de Schutter​ : Il y a des réformes qui peuvent être mises en oeuvre immédiatement et qui n'ont pas besoin de mois ou d'années pour produire des effets. Parmi celles-ci : le relèvement du salaire minimum - qui est à un niveau dérisoire - ou encore la suppression du système du Kafala, la dépendance complète des travailleuses domestiques vis-à-vis de leur employeur, ce qui les exposent à des abus et à de l'exploitation. Il y a aussi l'accès au travail pour les réfugiés syriens et palestiniens qui peut être mis en place.

Aujourd'hui la patience de la communauté internationale est à bout. Il est important que l'aide humanitaire ne soit pas un substitut aux réformes qui doivent être entreprises par le gouvernement. 

Olivier de Schutter, rapporteur spécial sur l'extrême pauvreté et les Droits de l'Homme

Tout cela sont des réformes qui peuvent être entreprises rapidement. À moyen terme, il faut que le Liban renforce sa capacité à financer les services publics. Aujourd'hui, au Liban, il n'y a pas d'État providence. Le seul système de protection sociale réel est celui d'un transfert monétaire qui couvre aujourd'hui seulement 36 000 familles. Cela correspond à peu près 1/20e, tout au plus, de la population libanaise. Il faut véritablement investir dans la mise sur pied d'un système de protection sociale, financé par les contribuables libanais. Ceci est la seule solution viable à moyen et long terme.

TV5MONDE : La classe politique compte-elle passer à l’action ? 

Olivier de Schutter : J'ai rencontré beaucoup de bonne volonté au cours de mes conversations avec 10 ministres du gouvernement et avec le Premier minsitre Mikati. Mais j'ai aussi constaté que le sentiment d'urgence n'était pas encore unanimement partagé. Le Liban a parfois l'impression qu'il va toujours être secouru par la communauté internationale car c'est un pays symbole d'une co-existence entre les communautés. C'est un pays auquel beaucoup -dont moi-même- sont très attachés. Mais, aujourd'hui la patience de la communauté internationale est à bout et il est très important que l'aide humanitaire ne soit pas un substitut aux réformes qui doivent être entreprises par le gouvernement.

Voir aussi : Liban : privé d'électricité, le pays plongé dans le noir

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Les attentes de la population sont nombreuses. Le gouvernement n'a pas le droit de décevoir sa population. Sinon la crise de confiance qui s'est installée ne va faire que s'approfondir et il sera encore plus difficile de mettre en place des réformes dans 6 mois ou même d'un an.  

(Re)voir : Liban : à Beyrouth, de nombreux candidats à l'exil européen via Minsk