Fil d'Ariane
Si l’on s’en tient aux apparences, elle éclate ce jeudi 17 octobre au soir pour un motif qui peut sembler futile : l’annonce de nouvelles taxes sur les cigarettes, l’essence, et surtout sur les appels effectués par l’application Whatsapp. Très utilisée au Liban où le coût de la téléphonie mobile libanaise est particulièrement élevé, elle en était jusqu’alors exempte.
Des centaines d’habitants de Beyrouth convergent alors spontanément vers le centre-ville, quartier des ministères et du gouvernement. D’autres regroupements se produisent dans la banlieue sud, ou d'autres régions du pays. Les manifestants brandissent des drapeaux libanais, chantent l'hymne national, brûlant parfois des pneus et coupant des routes.
Le gouvernement de Saad Hariri annonce dans la soirée l’annulation de la taxe sur les communications par Whatsapp mais il est trop tard. L’incendie s’est propagé en une insurrection contre la classe politique et les manifestants scandent désormais par milliers « Le peuple veut la chute du régime » et « Révolution ! ».
Le lendemain, vendredi 18 octobre, une foule plus considérable, hétéroclite et croissante, se regroupe dans le centre-ville de Beyrouth. Saad Hariri, dans une allocution télévisée, charge son cabinet de coalition des difficultés du moment et lui donne, dit-il, soixante-douze heures pour soutenir ses « réformes ».
Le discours, loin d’apaiser la foule, est suivi d’une poussée de violences dans lesquelles il est, comme souvent, difficile de distinguer la part de la radicalisation du mouvement des manipulations pour le discréditer.
Les manifestations se poursuivent ainsi samedi 19 octobre. Dans la soirée, l’une des composantes de la coalition au pouvoir, le parti des Forces Libanaises (chrétien) annonce la démission de ses quatre ministres. « Nous sommes convaincus que le gouvernement n'est pas en mesure de prendre les mesures nécessaires pour sauver la situation », affirme son chef Samir Geagea, lui-même l’un des plus vieux caciques et seigneurs de la guerre du pays. La foule applaudit mais scande « Tous signifie tous !», visant l’ensemble des dirigeants.
Dimanche 20 octobre, ce sont des centaines de milliers de Libanais qui investissent les rues de leurs villes, non seulement Beyrouth mais aussi Saïda, les très chiites Baalbeck – fief du Hezbollah- et Tyr – celui de Amal - , la sunnite et austère Tripoli, où l’on va même danser. Dans une ambiance festive, les manifestants s'en prennent directement à des leaders longtemps craints et respectés et, fait extraordinaire, jusqu’au cœur même de leurs fiefs. De nouveaux slogans apparaissent : « Le Liban est au peuple », « La patrie pour les riches, le patriotisme pour les pauvres ».
Le mouvement se poursuivait ce lundi 21 octobre : rassemblements dans tout le pays mais aussi routes coupées, banques, écoles et universités fermées.
Il l’est en partie. Plus du quart de la population libanaise vit sous le seuil de pauvreté, selon la Banque Mondiale. Le pays connaît une pénurie chronique d'électricité et même d'eau potable. La vie est chère, le chômage touche plus de 20 % de la population active. L’immobilier, pilier de l’économie, se porte mal. Les transferts de capitaux de la diaspora, son autre pilier, marquent le pas.
La dette publique culmine à plus de 86 milliards de dollars, soit plus de 150% du PIB. La croissance est presque nulle (0,2 % en 2018). Arrimée au dollar américain, la livre est aujourd’hui fortement menacée de dévaluation, ce qui aurait un fort impact dans une économie où tout est importé.
Dépourvu de véritable production, le pays vit dans un système de rentes mis en place dans les années 1990 au sortir de la guerre civile, aggravé par la financiarisation de l’économie, qui profite d’abord à ses indéboulonnables factions. Il en résulte un puissant clientélisme et une corruption à tous les étages. La classe politique qui en profite est la même depuis trente ans et plus.
Président de la République (chrétien), le général Aoun, 84 ans, fut un chef de guerre dans les années 1980. Le Premier ministre, Saad Hariri, est l’héritier de son père Rafiq (assassiné en 2005), lui-même Premier ministre et milliardaire libano-saoudien à la fortune suspecte.
Parmi les piliers du système, on compte toujours le chef de guerre Walid Joumblatt, socialiste druze apprécié des occidentaux (héritier de son père Kamal, assassiné en 1983) qui reçoit ses hommages féodaux dans son palais de la montagne, ou Samir Geagea, autre chef de guerre qui a repris sa place après avoir purgé 11 ans de prison pour divers crimes et trafics.
Côté chiite, Nabih Berri, qui va fêter ses 82 ans, préside depuis 28 ans la chambre des députés tout en restant le maître du puissant mouvement Amal, autre ex-milice belligérante. « Qu'y avait-il avant Nabih Berri? Adam et Eve! », pouvait-on lire sur une pancarte brandie dans la capitale.
Quant au Hezbollah, s’il demeure respecté d’une grande partie de la population comme « la Résistance » à Israël (avec qui le Liban est toujours officiellement en guerre), il ne participe pas moins au partage du gâteau national libanais, siégeant au gouvernement et régnant sans grand contrôle sur une partie du territoire et de multiples activités, militaires mais aussi sociales, voire médiatiques (telle la chaîne de télévision Al Manar). Il n’est pas aujourd’hui épargné par la contestation, dans ses propres quartiers.
Au lendemain d’une guerre civile qui a déchiré leur pays durant quinze années (1975-1990) et l’a laissé exsangue, les Libanais n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter cet ordre imposé, inscrit en filigrane dans les accords de paix de Taef conclus en 1989. « Cartélisant » le pays - sur la base du confessionnalisme (représentation politique par communauté, établi dès la fondation du Liban en 1943) et, de façon plus pragmatique, sur celle des forces en présence - il présentait l'avantage de neutraliser son autodestruction guerrière. La paix valait ce prix et, durant quinze ans, ce fut même la « pax syriana », sous la tutelle de Damas qui maintenait une armée sur le sol libanais.
Le retrait des troupes syriennes en 2005 - après l’assassinat du Premier ministre Rafiq Hariri, sous pression à la fois d’une grande partie de la population et de l’Occident – a ouvert une ère nouvelle, plus indépendante mais où perdurait l’ordre ancien et le pouvoir, en version politicienne, des milices et factions d’hier. Quinze ans plus tard, la société libanaise a évolué et cet ordre n’est plus accepté avec le même fatalisme.
Les images se ressemblent mais le contexte, les buts et la dynamique sont très différents. Les manifestations de 2005 visaient, après l’assassinat du Premier ministre Rafiq Hariri - imputé à Damas ou ses agents – à liquider la tutelle syrienne. Soutenues par l’Occident, elles en avaient quelque peu la couleur.
Elles étaient massives, mais une partie des Libanais – chiites, en particulier – s’en tenaient à l’écart car ils trouvaient des avantages ou une sécurité dans la présence syrienne. Il y eut, moins médiatisées que la place des Martyrs, des contre-manifestations, sans doute guidées par le Hezbollah mais réunissant des foules considérables.
La colère d’aujourd’hui semble s’apparenter davantage au « dégagisme » apparu dans le « printemps arabe » de 2010-2011, ou plus encore, à celle du mouvement actuel de rue algérien, le Hirak. Et non sans quelques points communs avec celui, en France, des « gilets jaunes ».
Elle n’est pas sans précédent. Le Liban en a connu des prémices en 2015 avec la mobilisation de la « crise des poubelles ». Le gouvernement, qui avait fermé la plus grande décharge de Beyrouth, n’était plus en mesure de collecter les ordures et il s’en était suivi un véritable soulèvement citoyen, dont les mots d’ordre s’étaient vite politisés : « Le peuple veut renverser le régime », criaient déjà les manifestants. Dans un domaine éloigné et de façon plus diffuse, le confessionnalisme qui interdit, entre autres, les mariages entre personnes de religions différentes (ceux qui s’y obstinent se marient à l’étranger, en particulier à Chypre), est de plus en plus contesté dans la jeunesse.
Dans cette révolte d’octobre 2019, le fait relevé par de multiples observateurs que des manifestants s’en prennent, dans leurs bastions même, à des dirigeants de leur propre communauté est relativement inédit. « Notre colère nous rapproche, on se retrouve à discuter avec des gens à qui l’on n’aurait jamais adressé la parole en temps normal, on a fait tomber le mur des peurs confessionnelles », raconte une jeune Libanaise interrogée par Le Monde. Si tel est bien le cas et si la chose se généralise, on assiste à un événement nouveau.
En état de panique, le gouvernement libanais a adopté lundi 21 octobre une série de réformes « essentielles et nécessaires », selon les termes empreints d’humour involontaire du Premier ministre. Celui-ci promet un « budget 2020 sans impôts supplémentaires pour la population », une baisse de 50% des salaires du président et des ex-présidents, des ministres et des députés, ainsi que de nouvelles taxes sur les banques.
Saad Hariri a aussi assuré soutenir la demande des manifestants d'élections anticipées. « Votre voix est entendue, et si vous réclamez des élections anticipées (...) moi Saad Hariri je suis personnellement avec vous ».
Le Premier ministre avait menacé vendredi de manière voilée de démissionner en cas de rejet de son plan mais, selon la presse libanaise, Paris et Washington l’en ont dissuadé.
« Ces décisions n'ont pas été prises pour vous demander de cesser de manifester ou d'exprimer votre colère », a-t-il précisé, ajoutant : « c'est vous qui déciderez de le faire, personne ne vous impose de délai ». Sage modestie car la réponse de la rue à ces mesures semble largement hostile. Elles ont été accueillies par les dizaines de milliers de manifestants aux cris renouvelés de « Révolution, révolution ! » et « Le peuple veut la chute du régime ».
Les rassemblements se sont poursuivis depuis. Les banques, les écoles, les université et bon nombre de commerces ou services demeurent fermés. L'armée a fait mercredi 23 octobre son apparition dans les rues mais des scènes de fraternisation se sont multipliées. Un discours, ce jeudi 24 octobre du président Michel Aoun n'a eu aucun effet.
Remarque d’Imad Salamey, professeur de sciences politiques à l'Université libanaise américaine de Beyrouth, interrogé lundi par l'AFP : « Il est difficile d'éteindre le volcan avec des solutions de dernière minute ».