Fil d'Ariane
“Ma fille a déjà été exposée à suffisamment d’insultes et de violences au Liban. Elle n’est plus inscrite à l’école”, raconte Rita (le prénom a été changé à la demande de la jeune femme). Ses yeux noirs brillants sous des lunettes rectangulaires lui donnent l’air d’une institutrice sévère. Rita, c’est la femme du shawish, le chef désigné par les membres du campement de réfugiés sunnites d’Al-Marj.
Dans les camps d’Al-Marj, encadrés à l'ouest par le mont Liban et à l'est par l'Anti-Liban, les récits des fréquentes violences fusent de la bouche des parents et de celles des enfants syriens. Ils vivent dans l’une des 1 100 installations informelles de la plaine de la Bekaa, selon les dernières estimations du Haut Commissariat aux réfugiés de l’Organisation des Nations unies (HCR). Le Liban ne reconnaît pas officiellement les “camps” de réfugiés et les définit juridiquement comme “des installations informelles”.
En Syrie, la vie de Rita tenait toute entière dans une maison de campagne de la petite ville de Sayyida Zaynab, dans la banlieue sud de Damas. Aujourd’hui, elle ne connaît du Liban que les montagnes arides et les petits immeubles délabrés d’Al-Marj, ville pauvre et isolée. Les réfugiés s’y sont installés faute de mieux, dans des camps épars, où la misère affronte la misère.
“Il y a des cas fréquents de harcèlement à l’égard de réfugiés syriens à l’école”, affirme Ramona Khawly, responsable des régions du nord et du centre de la Bekaa pour l’ONG Himaya, financée par le Fond des Nations unies pour l’Enfance (UNICEF). Par le terme “harcèlement”, l’association désigne les cas d’abus psychologiques et physiques, mettant à mal le bon développement de l’enfant, tels les insultes répétées ou les coups.
A Al-Marj, pourtant, Syriens et Libanais ne font que se croiser. Les 750 jeunes réfugiés vont à l’école publique à des horaires différents de ceux des jeunes Libanais. Ces derniers sont minoritaires dans l’école. “Heureusement ! Sinon les enfants s’entretueraient”, commente Rita dans un rire triste.
Avant d’arrêter l’école, sa fille et sa nièce Reem se rendaient à l’école municipale d’Al-Marj l’après-midi, tandis que les Libanais y allaient le matin, avec en commun, le même programme de cours. “Le niveau scolaire des enfants syriens est plus faible que celui des libanais. Les horaires séparés sont donc essentielles afin d’assurer à tous une bonne scolarisation”, analyse Monette Kraitem d’Himaya.
Pour autant, cela n'évite pas les paroles agressives : quelques instants volés entre deux cours ou devant la grille de l'école suffisent. Près de sa tante, un voile bleu électrique entourant ses joues rondes, Reem semble s’éveiller lorsqu’on lui demande de parler de l’école : “Un jour, pendant l’hiver, les professeurs nous ont fait attendre une heure dans le froid avant de pouvoir rentrer”. Par manque de budget dans les écoles publiques, ce type de situation est fréquente pour les élèves.
“Quand les élèves libanais sont sortis, ils ont commencé à nous dire qu’on était sales, à nous crier de rentrer en Syrie. Une autre fois, j’ai entendu un garçon dire à son ami d’aller chercher l’insecticide pour en finir avec nous”, ajoute l’adolescente. Pour Monette Kraitem, ces insultes, tantôt honteusement murmurées, tantôt ouvertement assumées, “restent dans la tête des patients et les poussent à se renfermer sur eux-mêmes”.
Au-delà de l’insulte, de la honte d’être victime, un sentiment d’impuissance domine. Selon les dires des réfugiés, il est impossible de se plaindre à qui que ce soit. “Un jour, mon fils est venu me voir, il m’a dit que la maîtresse l’avait frappé sur les mains. Il m’a montré les traces des coups de règle”, affirme Rita.
Toutefois, pour Monette Kraitem, auparavant enseignante et directrice d’une école publique à Zahlé, c’est surtout le système éducatif libanais qui est ici en cause, et non la xénophobie : “Dans les écoles publiques, un professeur qui a pour habitude de harceler ses élèves le fait qu’ils soient syriens ou libanais”, affirme-t-elle ainsi.
Pour la psychologue et les directeurs des ONG interrogés, le harcèlement dans les écoles publiques libanaises de la Bekaa est une réalité. Selon Monette Kraitem, un quart des 720 enfants pris en charge par l’association Himaya dans la Bekaa sont “touchés par du harcèlement physique ou moral à l’école”.
Fondée en 2009, l’association traite directement dans les camps, les cas de maltraitance, de harcèlement et d’abus sexuels des enfants de moins de 18 ans. L’organisation propose plusieurs programmes de prévention et de “résilience”, une méthode pour soigner les symptômes d’un stress post-traumatique.
Pour individualiser ces méthodes, l’association organise des séances hebdomadaires menées avec un psychologue, une assistante sociale et les enfants, parfois accompagnés de leurs parents. “Nous établissons une stratégie individuelle pour que l’enfant puisse regagner l’estime de soi. Il doit apprendre à dire non aux personnes qui pourraient lui faire subir des violences”, décrit Monette Kraitem. La psychologue ajoute que ces séances interviennent comme un “support” essentiel : “Il faut surtout éviter que l’enfant ne reproduise ces comportements de violences à l’école ou avec leurs proches”.
A partir de ces échanges, l’assistante sociale rédige des rapports envoyés au ministère de l'Éducation, lorsque le harcèlement s’enracine à l’école, d’enseignant à élève. “Les professeurs qui font l’objet de rapports les redoutent. Par la suite, ils font plus attention à leur comportement avec les enfants”, ajoute Ramona Khawly, précisant toutefois que l’impact sur l’administration reste minime.
Au plus près du quotidien des patients, Monette Kraitem établit un rapport de confiance avec les élèves, mais aussi avec leur professeur : “Après avoir réalisé plusieurs entretiens et vérifié que l’enfant disait vrai, je vais à l’école pour discuter avec le professeur accusé, tout en conservant l’anonymat de l’élève”.
D’autres associations affirment que leur marge de manœuvre avec les autorités est réduite. La responsable de communication de Mercy Corps, une ONG travaillant en partenariat avec l’UNICEF et le ministère de l’Education, explique qu’il lui est difficile “d’avoir un impact direct sur les politiques du ministère”.
L’organisation se contente alors de rapporter les cas de violences au ministère avec quelques recommandations, comme celle de former les professeurs à une pédagogie “plus douce”, en évitant les coups de règle sur les doigts des élèves, notamment. L’UNICEF a aussi créé un poste de “consultant”, chargé de faire le lien entre les ONG locales, les réfugiés, les écoles et le ministère de l’Education et celui des Affaires sociales.
Katya Marino, directrice de l'Éducation pour l’UNICEF de Beyrouth concède : “Au Liban, l’enseignant a encore un rôle autoritaire. La volonté conjointe du ministère des Affaires sociales et celui de l'Éducation est de lutter contre les problèmes de violences à l’école entre les élèves et les professeurs grâce à des formations”.
Les spécialistes de l’UNICEF forment “en cascade” de “nombreux” professeurs libanais, capables de former, à leur tour, d’autres enseignants à “écouter davantage les besoins de l’enfant”. En filigrane, l’organisation tente de convaincre le ministère de l’importance de méthodes pédagogiques qui permettent aux élèves de poser des questions aux professeurs, sans répondre par des coups ou des insultes en cas de mauvaise réponse ou d’insolence en classe.
La violence dans les camps et à l’école pousse certains à l’omerta : “La famille du réfugié peut refuser de parler des problèmes de violence”, affirme Monette Kraitem. Aux traumatismes de la guerre s’ajoutent alors ceux d’une paix relative, faite d’exil et d’exclusion.
Le regard fier, le shawish du camp raconte ainsi comment il a réussi à vaincre, seul, l’une des psychoses de sa fille : “Elle a 13 ans, et elle a vécu la guerre. Depuis qu’on est ici, à chaque fois qu’elle entend des feux d’artifice, elle pense que ce sont des bombardements. Elle tremble des pieds à la tête, même quand on allume un feu. Un jour, je lui ai donné une allumette, et je lui ai dit d’allumer une flamme. Elle l’a fait, puis s’est mise à trembler et à pleurer. Puis je lui ai donné de l’eau, elle l’a versée sur la flamme, qui s’est éteinte. Depuis, elle a moins peur”.
Pour Jean-Baptiste Pesquet, chercheur à l’Institut Français du Proche-Orient (IFPO), spécialiste des réfugiés syriens au Liban : “Accepter un soutien psychologique signifie reconnaître que les réfugiés ne sont pas de “bons” parents. D'une part, parce qu'ils ne parviennent pas à offrir ce dont leur enfant a besoin et d'autre part, parce que reconnaître que son enfant a des “problèmes” revient à dire que ce sont eux, les parents, qui lui ont transmis et qu'ils ont donc, eux-mêmes, des “problèmes psychologiques”.
A Al-Marj, le spectre des violences dans les camps ou le village plane sur les parents, qui interdisent à leurs enfants de sortir. La parole elle-même devient dangereuse : lorsque la mère de Reem pénètre dans la tente et réalise qu’on l’enregistre, elle prend peur.
Soudain, elle s’exclame que nous pourrions faire partie des renseignements libanais, habile moyen de masquer sa frayeur par une plaisanterie. “Si tu te plains à quelqu’un, tu es en danger”, renchérit Reem un peu plus tard, sérieusement cette fois.
Seule Safa, une autre jeune femme du camp, voilée de rouge, semble disposée à parler de ses relations avec les villageois. “Je te le dis sincèrement, on s’isole énormément d’eux”, avoue-t-elle en parlant des Libanais. “Nous ne sommes pas dans notre pays ici”, ajoute-t-elle.
Dans ce camp de Bar Elias, plus de 85 enfants sont scolarisés dans l’école publique ou dans l’école tenue par l’association Sawa, située en face du camp, parce qu’il n’y avait “plus de place à l’école publique”, dit Youssef. Certains enfants ne sont pas scolarisés car ils travaillent non loin de là, dans les champs, pour aider leurs parents.
Selon le rapport de l'ONG Human Rights Watch publié en juillet 2016, plus de la moitié des 500 000 enfants syriens en âge d’être scolarisés ne reçoivent pas d’enseignement. “Tous n’allaient pas à l’école en Syrie, il est important de sensibiliser les familles à l’importance de la scolarisation”, explique Monette Kraitem de l’ONG Himaya.
“La scolarisation des enfants réfugiés a été brusquement interrompue par plusieurs années de guerre. Nous devons remettre à niveau les élèves avec des cours de soutien, d’aide au devoir ou de rattrapage. Cet été, près de 16 000 enfants de 6 à 18 ans ont profité d’une remise à niveau, juste avant la rentrée. L’école publique d’Al-Marj a bénéficié de ce programme”, explique Katya Marino de l’UNICEF Liban.
Les formations ne peuvent endiguer toutes les tensions liées au manque de moyens matériels dont souffre la ville. Entre Bar Elias et Al-Marj, un vendeur de café ambulant posté sur le bord de la route renseigne les visiteurs : “Des camps ? Il n’y a que ça ici”, lâche-t-il sur le ton de la plaisanterie. Mais la remarque est si peu exagérée que rire semble ici déplacé. À Al-Marj, ville pauvre de 20 000 habitants, sont en effet réunis près de 17 000 réfugiés. Ici, le manque de moyens se lit partout, jusque sur les murs nus du bâtiment qui héberge la mairie.
Entouré de son conseil municipal, Menwar Jarrah, qui préside la municipalité d’Al-Marj depuis trois mois, affirme : “Le peuple libanais a lui aussi vécu des souffrances liées à l’exil. Malgré tout, il accueille les Syriens en paix et leur offre la sécurité”, en référence aux patrouilles de la municipalité pour veiller à la sécurité dans les camps. Depuis 2011, le budget de la municipalité a explosé, sans aide supplémentaire de l’Etat. L’augmentation démographique dans la ville entraîne une concurrence entre les travailleurs syriens et libanais, déjà touchés par le chômage. Les aides internationales apportées aux réfugiés ne sont pas distribuées à la population locale.
Le manque d’infrastructures adaptées est l’un des nombreux symptômes de la surpopulation qui hante la ville : “Il n’y a pas suffisamment de place dans l’école”. A ce sujet, le président de la municipalité ajoute : “Les Syriens adorent faire des enfants, malgré les conditions dans lesquelles ils vivent. Bientôt, ils seront plus nombreux que les Libanais”. Menwer Jarrah, au nom du directeur de l’école publique, précise ne jamais avoir eu vent du “moindre incident” de harcèlement dans l’enceinte de l’établissement. Il ajoute d’un air de connivence : “D’ailleurs, les Syriens se bagarrent plus entre eux qu’avec les Libanais”. Des propos qui traduisent peut-être la méfiance qui persistent au Liban envers les Syriens après des décennies d'occupation.
A la fin de l’après-midi, à Al-Marj, après avoir fumé une énième cigarette, Rita évoque son fils, l’une de ses rares consolations. Elle le montre en photo sur son téléphone. Les lèvres de la shawisha s’étirent alors en un sourire rêveur, et son regard se fait plus lointain. L’Allemagne, que son fils a gagné à seize ans à l’aide de passeurs, est devenue l’incarnation de ses espérances.
“Là-bas, ils ne font pas de différence entre les Syriens et les autres. Nous sommes comme eux”, croit savoir Rita. Lorsqu’elle travaillait pour Caritas, Monette Kraitem dirigeait des séances psychologiques destinés aux réfugiés : “Nous devions les aider à accepter leur situation, à leur faire comprendre que partir en Europe est dangereux”. Même si les psychologues des camps s’emploient à déconstruire ce genre d’utopie, les rêves, eux, n’ont pas de frontière.