Liban : sous les draps de Beyrouth

Le sexe au Liban, malgré une apparente frivolité des mœurs, est un sujet peu abordé dans les foyers, la virginité avant le mariage étant de mise dans la société. Grossesses non désirées, absences de consentement, sexe non protégé, éducation au porno, les jeunes Libanais commencent leur vie sexuelle par des questions auxquelles leurs parents et médecins ne sont souvent pas prêts à répondre.
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draps
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Shadi
Dans son appartement de Hamra, Beyrouth, "Shadi, 29 ans s’exprime au sujet de sa sexualité, le 30 Novembre 2015.
© Sebastian Castelier

" Bien sûr, je n'ai jamais parlé de sexe avec mes parents », déclare Shadi (prénom changé à sa demande), un jeune homme de 29 ans originaire d'un quartier chiite de Beyrouth.

Comme beaucoup de jeunes Libanais, Shadi n'a pas été initié à la sexualité au travers de discussions avec ses parents ou de cours dédiés, sauf une heure une seule fois dans sa scolarité. « Au travers de mes activités de scout, j'ai pu accéder à des ateliers d'information, notamment sur les maladies sexuellement transmissible, le SIDA, et sur les moyens de contraception. Pour la pratique…

`J'ai plutôt appris en parlant de sexe avec mes amis, plus âgés que moi, et en regardant les programmes chauds à la télévision, la nuit, du porno.Shadi

La plupart de mes amis sont allées voir des prostituées, mais moi je n'osais pas. En plus, dans l'islam, le sexe avant le mariage est l'un des plus grands pêchés, je n'étais pas spécialement religieux mais j'avais peur je crois. » Il perd sa virginité à 13 ans, mais assure continuer à se protéger depuis et à effectuer des tests en cas de relation sérieuse. « Mais beaucoup d'amis ont eu des copines enceintes, ça fait peur, et ça te pousse à communiquer là-dessus pour que les autres évitent de passer par là. On peut acheter à la pharmacie du Norvelo pour avorter, mais ça rend ta copine malade. Je préfère ne pas prendre le risque.
capotes
Le  1er  Décembre  2015,  différentes  boites  de  préservatifs  sont  proposées  à  la  vente  sur  le  comptoir d’une pharmacie libanaise du quartier de Ashrafieh, Beyrouth.
© Sebastian Castelier

Le préservatif, ce grand absent

 
Sandrine Atallah
Portrait de Sandrine Atallah, sexologue libanaise, dans son bureau de Beyrouth, le 25 Novembre  2015.
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Se protéger de la sorte n'est pourtant pas la norme au Liban, comme l'explique Sandrine Atallah, l'unique sexologue du Liban, dans sa clinique de Sin El Fil, au nord de Beyrouth : « Le grand problème des jeunes, c'est qu'ils prennent des risques avec la contraception, ce n'est pas qu'ils ne savent pas, mais ils sont naïfs, ils portent une confiance aveugle en leur partenaire. Beaucoup de jeunes femmes ne prennent pas la pilule par peur de grossir ou d'une baisse de leur fertilité, elles ne vont que rarement se faire vacciner contre le papillomavirus à temps, ne sont pas forcément suivies par un gynécologue, et les hommes ne privilégient pas le préservatif car ils disent ne rien ressentir. »

Peu d'études et de statistiques existent pour illustrer ces propos, à part une enquête menée en 2005 et en 2011 par l'Université Américaine de Beyrouth (AUB) dans le cadre de la « Global school-based student health survey » (GSHS) de l'Organisation Mondiale pour la Santé, sur plus de 5000 jeunes libanais de 92 écoles entre 13 et 15 ans. « Il y a aussi une enquête réalisée sur des jeunes en première année d’université », ajoute le Dr Faysal El Kak, obstétricien-gynécologue au Centre de la Santé des Femmes au Centre Médical de AUB. « Je sais juste que 40 à 60 % des hommes interrogés disaient être actifs sexuellement contre 8 à 17 % des femmes, et que l'âge du premier rapport se situe le plus souvent à 17-18 ans. Mais c'est impossible de faire des généralisations. » Ce n'est pas surprenant qu'il n'existe pas de chiffres officiels, le sexe pré-marital n'étant pas officiellement reconnu par l’État, voire interdit par une loi « peu claire » selon Sandrine Atallah. Dr Faysal el Kak et plusieurs collègues ont  décidé de lancer une base de données solide concernant les comportements sexuels au Liban, dont les résultats n'ont pas encore été rendus publics.
 

centre Marsa
Logo  apposé  sur  le  mur  d’accueil  du  “Marsa  sexual  health  center”,  centre  de  santé  sexuelle libanais, située dans le quartier de Hamra, Beyrouth.
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Un manque d'information criant pour des jeunes qui ne reçoivent le plus souvent qu'une heure d'éducation sexuelle lors de leur scolarité, effectuée par des médecins mais aussi des spécialistes comme Sandrine Atallah et des membres du seul Centre pour la santé sexuelle Marsa, semblable au Planning familial français. Ce centre, fondé en 2011 à Hamra, quartier ouest de Beyrouth, fournit des tests sanguins et gynécologiques gratuits ou abordables (moins de 6 euros), ainsi que des conseils psychologiques et sanitaires et un suivi de victimes de violences sexuelles, d'homosexuels mais aussi de transgenres. Sans compter des sessions d'informations dans des universités, auprès des scouts, ainsi que des distributions de préservatifs.
 
Ils ne savent pas se protéger, et le Ministère de la Santé préfère promouvoir l'abstinence au port du préservatif ! Diane Abou Abbas, directrice du centre Marsa
« Nous avons environ 150 patients par mois, entre 18 et 35 ans, qui viennent pour se faire tester mais aussi recevoir des informations », commente Diana Abou Abbas, directrice de Marsa. « Ils sont principalement de Beyrouth et n'ont pas forcément de problèmes d'argent mais préfèrent être reçus dans l'anonymat, sans jugement de notre part. » Récemment, elle s'est inquiétée d'une hausse des jeunes entre 18 et 24 ans atteints du SIDA. « Ils ne savent pas se protéger, et le Ministère de la Santé préfère promouvoir l'abstinence au port du préservatif ! Pourtant, le Ministère procure actuellement à environ 1800 personnes leur traitement contre le VIH, même si la plupart des personnes atteintes, entre 3500 et 14000, ne se traitent pas ou se procurent leur médication d'une autre façon. Ce n'est juste pas une stratégie efficace pour la santé des Libanais. » Le manque de protection s'explique pour elle par le fait que beaucoup de femmes ne négocient pas avec leur partenaire sur ce sujet, ou bien se méfient seulement de grossesses non désirées et acceptent des pénétrations anales sans protection.
 

Pour vivre mieux "baisons" cachés

 
Ainsi, Maya, 25 ans, n'a pas pour habitude de demander à ses partenaires, souvent plus âgés qu'elle, de porter un préservatif. « J'ai confiance en eux et je sais qu'ils sont conscients des risques de maladies », explique la jeune femme. « Et puis entre 40 et 50 ans, ils savent maîtriser leur éjaculation externe, donc je n'ai pas à me soucier de tomber enceinte. Les jeunes, oui, ils pensent souvent à la capote. Mais pour moi, c'est le plaisir avant tout ! Je n'aime pas trop la sensation du latex. » Comme de nombreuses femmes non-mariées, vivant encore chez ses parents, elle a dû jouer de subterfuges pour pouvoir se faire plaisir loin du regard parental. « Mes parents ont beau être ouverts d'esprit, je suis d'éducation catholique et ils me voient, ainsi que les gens du village, comme une « petite fille innocente ». Pour un homme, c'est envisageable de rentrer à 4-5h du matin sans se justifier, mais j'ai la chance de pouvoir voyager seule et donc de me trouver en-dehors de mon cercle social. »

La société pèse beaucoup sur le rapport au sexe des jeunes Libanais, qui peut devenir une charge morale allant jusqu'à des troubles psychiques. « Presque tous les Libanais habitent chez leurs parents jusqu'au mariage ou un voyage à l'étranger », explique Sandrine Atallah. « Certains apportent toujours une grande valeur à la virginité et se mettent des limites. Certains n'ont jamais rien fait, même pas embrasser, tandis que d'autres s'arrêtent à la pénétration, et d'autres sont très libérés. Après, cela dépend de leur milieu de vie, de leur éducation et de leur aisance économique, comme partout. Par rapport à Beyrouth, les villages gardent une vision du mariage très conservatrice, il y a beaucoup de déni face aux incestes et aux abus sexuels, de honte aussi. A Beyrouth, cela dépend plus de l'interprétation de chacun des mœurs et coutumes, ainsi que de sa propre personnalité. »


Beaucoup de mes patients sont des couples mariés qui n'ont pas consommé leur union Sandrine Atallah, sexologue
Un poids social qui mène à certains troubles que la sexologue a elle-même observés dans sa clinique : « Beaucoup de mes patients sont des couples mariés qui n'ont pas consommé leur union. Il y a la religion, la peur, la méconnaissance… Beaucoup d'hommes se réfèrent au porno et donc doutent de leurs capacités et perdent leur érection, tandis que les femmes ont très peur d'avoir mal, comme on leur répète depuis toute jeune ! ». Pour elle, les jeunes ont du mal à se trouver, oscillant entre l'horreur du sexe oral et l'échangisme, du fait d''une image fantasmée de l'Occident.

« Les hommes croient que seule la pénétration suffit, les femmes ont du mal à exprimer leur besoin d'excitation clitoridienne, et la taille du pénis devient une obsession. » Des problèmes qui se fixent notamment sur la femme, première victime des clichés et des critiques morales, notamment lors de l'achat d'une contraception au supermarché ou à la pharmacie, où elle est la cible de regards et de jugements répandus dans la société. « On naît avec un sentiment de culpabilité », reconnait Maya. « Après, il faut vivre en phase avec soi-même, questionner, faire reculer les interdits pour mieux se découvrir, et l'épanouissement sexuel fait partie de l'évolution vers l'être adulte. La plupart de mes amies sont fiancées, vierges, mais cela ne m'a pas empêché de me libérer, moralement puis sexuellement. »
 
En plus du poids social, les femmes subissent aussi souvent des actes sexuels non consentis, qui s'expliquent notamment selon Sandrine Atallah par la duplicité qui pousse les femmes à « jouer la difficile car elles n'assument pas leur désir et ont peur du jugement », et les hommes à « prendre des non pour des oui ». « C'est l'hypocrisie libanaise de notre éducation », estime-t-elle.

« On parle du sexe que dans des termes sanitaires, mais on ne parle jamais de la question du consentement. Le viol conjugal n'est pas encore reconnu par la loi, sauf en cas de violences physiques prouvées (depuis la loi sur les violences domestiques du 1er avril 2013). D'un autre côté, les femmes sexuellement actives se privent sexuellement pour paraître sérieuses, c'est comme une monnaie d'échange, ce n'est pas sain. Beaucoup en viennent à se faire recoudre l'hymen avant le mariage pour préserver leur image, tout en jouant constamment sur une apparence très esthétique, sexy, leur corps devenant un objet, de jugement et de désir, au regard des autres. »

Autant de visions qui peuvent altérer l'empathie avec son partenaire lors de l'acte, et mener au viol, peu dénoncé auprès des autorités. Interrogé sur la question du consentement, Marc, 18 ans, a d'abord demandé la signification du mot avant de répondre : « L'accord est important pour sauvegarder un couple mais c'est normal qu'un homme demande, il va essayer de convaincre sa femme en cas de refus. Bien sûr, si l'homme est violent et la frappe, là c'est un viol. Mais des paroles, non. »
Maya
Agée de 25 ans, Maya revendique une sexualité libérée, dans le cadre d’une interview qu’elle accorde au média français TV5 Monde, le 27 Novembre 2015.
© Sebastian Castelier
 
Mais pour les jeunes qui s'entendent et se désirent, en raison du manque d'intimité imposé par leur famille et leur société, pour s'aimer, rien ne vaut les endroits discrets. Chalets en montagne, hôtels réputés pour leur négligence face au contrôle d'identité de la femme, petits chemins discrets en campagne, tout est bon pour un moment loin des regards indiscrets. « A mon époque, les jeunes allaient à la marina de Dbayeh (au nord de Beyrouth), dans leur voiture, mais depuis la hausse du contrôle de la Brigade des mœurs, ils privilégient surtout les hôtels et les chalets connus pour ça », confie ainsi Samia.


`Ici, tout le monde se mêle de tout, par exemple à la pharmacie, quand tu achètes des préservatifs et qu'on te demande où est ton alliance. Samia
« L'important, c'est de rester discret. Imaginez, dans mon quartier, sunnite et conservateur, quand des amis passaient me voir chez mon père, un cheikh est venu jusqu'à me traiter de pute chez nous ! Et comme je rentre du travail parfois à 2-3h du matin, des voisins sont venus poser des questions et interroger ma virginité. Ici, tout le monde se mêle de tout, par exemple à la pharmacie, quand tu achètes des préservatifs et qu'on te demande où est ton alliance. Ce n'est vraiment pas professionnel, et cela peut avoir des conséquences graves. Une amie à moi s'est faite avorter seule dans un chalet pendant trois jours, elle aurait pu en mourir. Ou encore, deux jeunes que je connaissais avaient des relations sexuelles et des amis en ont parlé, c'est revenu aux oreilles des parents qui ont forcé la fille à porter plainte pour viol. Lui a quitté le pays pendant 10 ans, et elle a dû le quitter un an après pour sauver l'honneur de sa famille. Bon, c'est un cas extrême, mais il existe toujours des endroits où des voisins vont appeler la police s'ils suspectent quelque chose. »
 
Samia est cependant optimiste pour la jeune génération : « Les choses changent très lentement mais elles changent. Il y a certaines choses qu'on cache moins, comme l'homosexualité, mais il faut arrêter l'hypocrisie de notre éducation. » Un avis partagé par le Dr Faysal el Kak, qui estime que « l'on peut faire face aux problèmes des grossesses non désirées et des maladies », mais seulement « si les rapports sexuels pré-maritaux étaient reconnus par l’État, il pourrait développer des lois et des politiques pour promouvoir la santé et le respect ». Pour lui, « le sexe est politique », et il compte mener à bien son étude des comportements sexuels libanais afin de pousser les législateurs à agir « pour le bien des gens ».