Liban : une crise socio-économique engendrée par la "désintégration" de l'État

Le 4 août 2020, une déflagration dans le port de Beyrouth faisait 214 morts et plus de 6 500 blessés, dévastant des quartiers entiers de la capitale libanaise. L'enquête piétine toujours. Aux séquelles de ce drame, s'est ajouté la pire crise économique de l'histoire du pays. Aucune réponse de la part du gouvernement ne voit le jour. Le pays reste englué dans un système politique confessionnel "dépassé" selon Alex Issa, docteur associé au Centre de recherches internationales (CERI) de Science Po et spécialiste du Liban. Entretien.
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Liban - Beyrouth
Des partisans de l'ancien Premier ministre désigné, Saad Hariri, face à des soldats libanais à Beyrouth le 15 juillet 2021. M. Hariri avait annoncé sa démission le même jour, neuf mois après avoir été nommé pour former un nouveau gouvernement. 
Hussein Malla (AP)
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Un PIB et une monnaie qui dévissent, la moitié de la population vivant sous le seuil de pauvreté, les prix des denrées qui explosent, des pénuries de courant, d’électricité, de médicaments… Sans gouvernement depuis près d’un an, le Liban est engagé sur une pente infernale.

La crise qu’il traverse « pourrait être classée parmi les dix, voire les trois crises mondiales les plus sévères depuis le milieu du XIXème siècle », selon un rapport de la Banque mondiale daté de juin dernier.

TV5MONDE : Dans quelles conditions vivent actuellement les Libanais ? Peuvent-ils s'appuyer sur l'envoi de fonds de la diaspora ?

Alex Issa : Il y a plusieurs catégories de population. La classe « moyenne » qui a perdu beaucoup de pouvoir d’achat, qui est en train de s’appauvrir et qui a dû, en quelque sorte, s’adapter à la nouvelle réalité. Tout ce qui était basique comme le riz et les pâtes est devenu cher. Les gens essayent de faire avec.

 

Le Liban n’importe presque plus. Beaucoup de produits ont disparu des rayons. Qu’ils s’agissent de produits de première nécessité comme les médicaments ou le lait pour les enfants, ou d’accessoires de luxe.

Alex Issa, docteur associé au Centre de recherches internationales (CERI) de Science Po et spécialiste du Liban

La classe moyenne inférieure a réduit sa consommation de viande. Elle s’est tournée vers les légumes, dont les prix ont aussi considérablement augmenté, mais qui restent le plus abordable pour eux pour l’instant. Quant aux pauvres qui se trouvaient déjà dans des situations critiques, ils le sont encore davantage.

Enfin, il y a une partie de la population qui vit dans son monde. La classe politique bien sûr mais aussi des gens qui sont issus de classes aisées et qui ont les moyens avec parfois des salaires payés en dollars. C’est le cas de la majorité des personnes qui travaillent dans des organisations non gouvernementales (ONG) ou des organisations internationales et qui perçoivent leurs salaires en espèces. Ceux-là sont moins affectés que les autres.

Le Liban n’importe presque plus. Beaucoup de produits ont disparu des rayons. Qu’ils s’agissent de produits de première nécessité comme les médicaments ou le lait pour les enfants, ou d’accessoires de luxe. Dans les grands magasins, l’équivalent des Galeries Lafayette au Liban, les stands de parfum comme Dior sont vides.

Par ailleurs, l’envoi d’argent de la diaspora ne sert pas à grand-chose dans la mesure où actuellement, les retraits bancaires sont très limités. D’autant plus que les banques font partie de « l’équipe mafieuse » avec les bureaux de change et la classe politique. Il y a de nombreux soupçons sur le fait que l’argent placé en banque a disparu, utilisé par les politiciens.

(Re)voir : Liban : la situation est d'une "gravité sans nom"

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TV5MONDE : La responsabilité de cette situation est-elle à chercher au niveau du système politique ?

Alex Issa : Oui, le système politique libanais a montré ses limites. Il est dépassé. Le confessionnalisme, mis en place depuis la création de l’Etat libanais sous mandat français, est basé sur la répartition des pouvoirs entre communautés religieuses. Or, les hommes politiques utilisent le confessionnalisme pour garder la mainmise sur leur communauté. Alors que c’est cette même classe politique qui est à l’origine du problème économique et de la corruption ! Les chefs de communauté créent en quelque sorte une menace, jouent sur la haine de l’autre, pour s’assurer l’allégeance de ces communautés.
 

L’économie du pays reposait essentiellement sur le tourisme et le secteur bancaire. Ces deux secteurs se sont effondrés

Alex Issa, docteur associé au Centre de recherches internationales (CERI) de Science Po et spécialiste du Liban


Le pays ne fonctionne plus. Pour qu’une nation puisse fonctionner, il faut qu’elle ait de vraies institutions étatiques qui remplissent leurs fonctions. Sauf que ceux qui sont censés composer l’Etat, à savoir les partis politiques, n’ont aucun intérêt à avoir un Etat fort car avec un Etat est fort, ils perdraient l'emprise sur leur communauté. Ses partis politique ont leurs propres « institutions », à savoir leurs propres milices armées, et dans certaines régions, leurs propres hôpitaux, leurs propres services sociaux etc. Ces compétences devraient échoir à l’Etat. Or, ni l’Etat ni les partis politiques n’assurent ses fonctions. C'est le Qatar qui s'est, par exemple, porté volontaire pour payer les repas de l'armée libanaise.

Heureusement, une partie des gens commencent à se réveiller et à se rendre compte que, maronites comme sunnites ou chiites, font face à aux mêmes problèmes.

Cette situation est le résultat de la désintégration de l'appareil étatique libanais

Alex Issa, docteur associé au Centre de recherches internationales (CERI) de Science Po et spécialiste du Liban

TV5MONDE : Peut-on entrevoir une issue à cette crise ?

Alex Issa : D’un point de vue personnel et objectif, je ne vois pas d’issue à cette crise. Cette situation est le résultat de décennies de corruption, de mauvaise gestion publique, d’absence de véritables politiques économiques et d’infrastructures étatiques. En somme, de la désintégration de l’appareil étatique libanais. 

L’économie du pays reposait essentiellement sur le tourisme et le secteur bancaire. Conséquence d’une instabilité politique ou de tensions avec des pays voisins, le tourisme en pâtit. Le secteur bancaire a de son côté perdu sa légitimité, les gens s’en méfient. Comme il n’y a que très peu d’industries ou d’agriculture, une fois que ces deux piliers s’effondrent, tout s’effondre. Il n'y a plus rien.

(Re)voir : Au Liban, la colère à l'approche du premier anniversaire de l'explosion du port de Beyrouth

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TV5MONDE : En l’état actuel des choses, y a-t-il un risque pour la paix sociale ? Auquel cas, peut-on craindre des répercussions régionales ?

Alex Issa : Oui, elle est menacée car lorsque vous n’avez plus les moyens pour manger, vous êtes prêts à tout. Ce qui m’inquiète, c’est qu’un conflit socio-économique soit manipulé par les hommes politiques et se transforme en conflit confessionnel. C’est tout à fait possible au vu du contexte.

En revanche, je ne crois pas que cela puisse vraiment avoir des répercussions au niveau régional. Le Liban est un petit pays fragile qui, en général, paye les conséquences des tensions régionales mais ce n’est pas lui qui les crée.  Par contre, une dégradation de la situation pourrait créer plus de frictions avec les réfugiés syriens et la Syrie. Il y a eu un afflux très important de réfugiés syriens en 2013-2014. Cela a créé un sentiment de racisme et de xénophobie chez certains Libanais. A chaque problème, les Syriens étaient blâmés, accusés de prendre les emplois et les logements. J’ai peur que cette crise puisse se retourner violemment contre eux.

Ce n’est pas en donnant de l’argent à l’Etat libanais que la situation va se résoudre

Alex Issa, docteur associé au Centre de recherches internationales (CERI) de Science Po et spécialiste du Liban

TV5MONDE : Qu’attendre de la nouvelle conférence internationale sur le Liban organisée par Emmanuel Macron le 4 août prochain ?

Alex Issa : Compte tenu la situation actuelle, je dirai pas grand-chose. Je ne suis pas très optimiste. Peut-être que les acteurs de cette rencontre vont essayer de proposer une aide conditionnée au pays. Mais quelles seraient ces conditions et la classe politique libanaise saurait-elle y répondre ? Ce n’est pas du jour au lendemain qu’on réforme après des décennies de mauvaise gestion. Hassan Diab s’y était essayé mais il s’est heurté à la résistance de la classe politique, qui n’a pas envie de réforme.
Ce n’est, en outre, pas en donnant de l’argent à l’Etat libanais que la situation va se résoudre car il va finir dans la poche des politiciens.

(Re)voir : Liban : le milliardaire Najib Mikati tente de former un nouveau gouvernement

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Quelques chiffres éloquents de la crise libanaise

- Selon la Banque mondiale, en 2020, le PIB libanais a reculé de 20,3 %, après un premier décrochage de 6,7 % en 2019. L’économie devrait à nouveau se contracter de 9,5 % en 2021.  Le PIB par habitant a lui reculé de 40 % ;

- L’inflation annuelle a culminé à 145,8 % ;

- Sur cette même année, la livre libanaise a été dévaluée de 84,3 % ;

- En décembre 2020, le taux de chômage atteignait 40 % ;

- 55 % de la population vivrait actuellement sous le seuil de pauvreté ;

- Les prix des denrées alimentaires de première nécessité ont explosé : hausse de 110 % pour celui de la viande, doublement pour celui du pain en un an, triplement pour celui du riz et du blé en deux ans.