“La publicité faite par la France autour de Betancourt n'a servi qu'à faire monter les enchères avec les FARC !“
Entretien avec Jacques Thomet, journaliste à l'AFP pendant 32 ans, en poste au Brésil, en Colombie, au Vénézuela, en Equateur et à Cuba et auteur de deux ouvrages sur le mystère Betancourt.
Selon vous la France n’est pour rien dans le sauvetage d’Ingrid Betancourt le 2 juillet 2008. Qu’est ce qui vous permet d’affirmer cela ? L’évidence est là. Le 1er juillet 2008 la Colombie annonce que l’envoyé spécial du gouvernement français Noël Saez part à la rencontre des chefs de la guerilla pour négocier. Au même moment décollait les deux hélicoptères qui allaient sauver les 15 otages dont Ingrid Betancourt. Tout cela donc sans informer Paris et même en l’utilisant comme écran de fumée : la rencontre entre Saez et la guerilla détourne l’attention des FARC. Pendant les 6 ans de captivité de Betancourt, la France a agi : l’a-t-elle fait en accord avec les colombiens ou de son propre chef ? Les agissements de la France ne se sont jamais fait avec l’accord des colombiens. Par exemple, Noël Saez a fait une trentaine de voyages en Colombie, parfois sans informer les autorités colombiennes. Il a même fini par se retrouver un jour retenu par ces mêmes autorités ! En fait la publicité faite par Paris et la famille de Betancourt n’a fait que donner une dimension politique à Ingrid, qui n’était créditée que de 0,4% des intentions de vote deux mois avant le scrutin présidentiel colombien de 2002 ! (NDLR: Ingrid Betancourt était candidate pour les Verts) Elle est donc devenue une poule aux oeufs d’or, un “trésor de guerre” pour les FARC. C’est l’expression employée dans les documents retrouvés dans l’ordinateur de Raul Reyes. C’est donc Uribe qui a mis sur pied l’opération qui a libéré Betancourt, l’opération "Jaque", Echec et Mat. Comment cela s’est-il passé ? Il y avait une grande défiance de Bogota envers Paris, depuis les premières tentatives de la France pour libérer Betancourt, comme par exemple en 2003, l’avion envoyé par de Villepin, sans prévenir ni Uribe, ni Lula, ni même Chirac ! Et en 2008, l’avion envoyé cette fois par Kouchner, à partir d’informations qui se révèleront fausses, est resté 12 jours sur le tarmac de Bogota sans jamais décoller. Et compte tenu du battage médiatique qui laissait croire que si Ingrid restait au mains des FARC, c’était à cause d’Uribe, celui-ci a decidé de tenter l’opération "Jaque". D’ailleurs il faut savoir que déjà en novembre 2002, le ministre de l’Intérieur colombien avait proposé à la famille d’Ingrid de monter une opération similaire, et la mère d’Ingrid avait refusé, par peur du danger encouru par sa fille. Bref, la pression exercée par la France était devenue insupportable pour Bogota lorsque Uribe et son Etat-major ont decidé de lancer l’opération "Jaque". Les agents secrets colombiens se sont entraînés pendant huit mois à devenir de faux médecins, de faux journalistes, cameramans, preneurs de sons… afin de “jouer” cette fausse opération humanitaire à la perfection. En infiltrant les ordinateurs de la guérilla, ils ont piégé les geôliers en faisant croire à un transfert d’otages. Le gouvernement colombien a aussi profité du désarroi qui régnait à l’époque dans les rangs des FARC, avec les morts de Raul Reyes (NDLR: le 1er mars 2008) et de Manuel Marulanda (NDLR: le 26 mars 2008), et la reddition de “Karina”, la chef du 47ème front des FARC (NDLR: Mai 2008). On se souvient tous de Nicolas Sarkozy accueillant chaleureusement Ingrid lors de son arrivée en France à Villacoublay. Vous affirmez qu’il n’est donc pour rien dans sa libération ? Non. J’ai moi-même été très surpris de l’entendre dire ce jour-là qu’il avait eu un rôle dans cette libération. J’aimerais qu’il nous explique lequel ! Ce qu’il souhaitait c’était monter dans les sondages. Idem pour de Villepin avant lui: il se serait peut-être présenté en 2007 s’il avait réussi à libérer Ingrid Betancourt ! Par ailleurs, je reste très choqué par les méthodes de la France dans cette affaire: s’adresser à un chef terroriste (NDLR: les FARC sont considérées comme une organisation terroriste par l’Union européenne) en lui donnant du “Monsieur”, cela n’a fait que convaincre la guerilla de ne pas la libérer et de faire monter les enchères. Je rappelle qu’au départ, les FARC exigeaient en échange d’Ingrid un territoire, une demande inacceptable pour tout gouvernement ! La personnalité d’Ingrid Betancourt est controversée, on a notamment entendu beaucoup de témoignages négatifs de ses ex-compagnons de captivité, de Clara Rojas aux otages américains libérés le même jour qu'Ingrid. Qu’en pensez-vous ? Il est clair que son image a été détruite par tous ces témoignages. Même en France, les gens sont aujourd’hui très négatifs vis-à-vis d’elle. Elle n’a même pas répondu à l’appel lancé il y 10 jours par les 10 officiers colombiens libérés en même temps qu’elle, un appel pour aider à la libération des 22 militaires colombiens restant encore aux mains des FARC. Vous défendez la thèse selon laquelle Ingrid Betancourt se serait jetée dans la gueule du loup lors de son enlèvement en 2002... Oui, elle a monté un coup d’éclat. J’ai un document l’attestant, signé des services secrets colombiens et expliquant qu’on lui a intimé l’ordre de rebrousser chemin ce jour-là et qu’elle a refusé ! Le photographe français Alain Keler (NDLR: Il accompagnait Ingrid Betancourt le 23 avril 2002 sur la route qui la mena aux mains des FARC), qui a été captif avec elle pendant 24 heures me l’a également confirmé de vive voix (NDLR: il l’a aussi écrit dans un livre "Ingrid Betancourt -Derniers jours d'une femme en liberté” Ed. Hugo). Elle a décidé de passer les barrages de la police colombienne installé sur la route. Arrivée ensuite au premier barrage de la guerilla, ils lui ont demandé de repartir – ils ne l’avaient sûrement pas reconnue - elle a refusé et a continué. C’est au second barrage de la guerilla qu’elle a été enlevée. D’ailleurs elle s’est quasiment trahie lors de sa libération en disant qu’elle ne pensait pas rester otage si longtemps ! Moi-même, je n’aurais jamais pris cette route seul en voiture, et quiconque connaît la Colombie ne l’aurait pas fait. Dans votre livre vous révélez l’existence d’une autre française, Aïda Duvaltier, elle aussi retenue par les FARC. Elle est morte dans un quasi anonymat. Pouvez-vous nous en dire plus ? Aïda Duvaltier a été enlevée avant Ingrid (NDLR: en mars 2001) et le quai d’Orsay n’a jamais bougé un petit doigt pour elle, car elle n’avait pas l’honneur d’être une amie de de Villepin. Elle était très courageuse puisqu’elle s’était porté volontaire pour être enlevée à la place de son mari malade. Elle est morte 6 ans plus tard, toujours en captivité. Et les autorités françaises n’ont pas fait le déplacement pour assister à ses obsèques. Propos recueillis par Laure Constantinesco 1er juillet 2009