L'Occident, un concept inoxydable ?

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Zeus et Europe

L'enlèvement d'Europe par Zeus

Pedro Nuno Caetano
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Occident ! Il n’est pas un éditorial d’actualité ou un exposé de géopolitique qui se tiennent à tout bout de champ sans qu’ils n’évoquent invoquent ou convoquent ce mot. Il est si galvaudé, tel un mantra, que tout un chacun croit savoir de quoi il retourne. Et pourtant, il suffit de poser la question à quiconque de savoir ce qu’il recouvre pour en constater le caractère flou, équivoque. 

Est-il un concept géographique ? Auquel cas, il faudrait en décliner la carte : où commence-t-il et quels en sont l’exact espace et contours sur un planisphère ? Serait-il l’assise géographique de la chrétienté tel que le suggère l’expression « Occident chrétien » ? Si c’est le cas y inclut-il l’Amérique latine et l’Afrique qui englobent les deux tiers des fidèles du Christ ? Est-il plutôt un concept idéologique, pur produit de la guerre froide ? En ce cas-là il serait anachronique. 

Europe et Maghreb, une même racine

A priori le terme occident relève de la géographie, en réalité il procède de l’histoire, où, à la rigueur, de l’histoire de la géographie et tout autant de la géographie de l’histoire. Il remonte à la nuit des temps, à l’aube de l’histoire. L’Occident a ainsi vu le jour en Orient, berceau de l’histoire et de la géographie. 

Ainsi, vu de l’Orient, l’Occident se dit « ‘ereb », mot sémitique qui désigne le couchant. Il apparaît sur un haut-relief assyrien du VIIIè siècle av. J.C.. Les Grecs s'en saisissent au vol sous la forme « 'erep » d'où, plus tard,  « Europe » qui s’appliquera au continent situé à l’ouest de l’Orient et au nord de l’Afrique. Le mythe de Zeus déguisé en taureau lequel dérivant sur le littoral levantin, ravit la princesse « Europe », fille du roi de Tyr, en illustre amplement l’origine et la filiation. En contrepoint, le terme « assou », le levant, est attribué, pour le coup, à l’Asie.

empire romain

Dès lors « Europe » et « Asie » s’appliquent au Levant et à la Grèce et, souvent, aux deux rives, est et ouest, de la mer Egée, orient et occident n’étant plus alors que les deux facettes d’un seul et même pays. Plus tard, les deux noms voisinent et se complètent lorsque l’empire se scinde en deux : l’empire romain d’Orient et l’empire romain d’Occident, l’axe de fracture vertical s’étirant de l’Adriatique au golfe de Syrte en Libye. 

En bons héritiers de l’Orient ancien et de la civilisation hellénistique, les géographes arabes s’en remettent à l’antique radical « éreb » -« ghrb » en arabe- pour nommer le Maghreb, le Couchant, l’Occident de l’Islam, lequel englobe l’Afrique du Nord et, aussi, l’Andalousie. Ainsi, aussi surprenant que cela puisse sembler, Maghreb et Europe procèdent de la même racine sémitique. Europe Maghreb même comeback », dirait-on en anglais.

 La chute des empires

La division entre empires d’Orient et d’Occident, soit entre la Byzance orthodoxe et la Rome catholique restera en vigueur jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs mi 1453, date à partir de laquelle l’Orient désignera l’empire ottoman musulman et l’Occident la Chrétienté. Et la frontière entre l’un et l’autre camp, elle, ne changera pas, s’étirant toujours de l’Adriatique au golfe de Syrte. 

Le XIXème siècle est tout entier inscrit sous le chapitre de la fameuse « question d’Orient », concept qui s’applique à la rivalité séculaire des puissances d’Occident de subjuguer puis d’affaiblir avant de décapiter l’empire ottoman pour s’en partager les dépouilles de ce qu’il est alors convenu d’appeler l’« homme malade de l’Europe », selon l’expression du tsar russe Nicolas 1er . 

spengler

La fin de la Première Guerre mondiale se solde par celle de cinq empires dont, outre l’empire ottoman, quatre européens, le français, le britannique, le russe et l’austro-hongrois. L’Occident a eu beau imposer sa tutelle sur l’Orient, via les mandats de la France et de l’Angleterre qui s’attribuent, le Liban, la Syrie pour celle-là, la Palestine, la Jordanie et l’Irak pour celui-ci, la hantise d’un « déclin » affleure dans le débat public de Londres à Berlin en passant par Paris. 

La peur des "occidentalistes"

Ainsi paraît à Berlin « Le déclin de l’Occident », d’Oswald Spengler un ouvrage qui aura un grand impact intellectuel dans l’Entre-Deux guerres. La peur traverse l’Atlantique et se traduit par un ouvrage au titre éloquent « Le flot montant des peuples de couleurs », de Lothrop Stoddard, lequel deviendra, jusqu’à nos jours, la bible des « occidentalistes » hantés par le métissage ethnique, cause de déclin mortel. La fin de la Seconde Guerre mondiale consacre un nouveau partage du Vieux Monde entre, cette fois-ci, l’Est communiste et l’Ouest libéral, selon, toujours, le même axe passant au milieu de l’Adriatique jusqu’au golfe de Syrte. 

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stoddard

Lors de la guerre froide qui s’ensuit refleurit le concept d’Occident « chrétien » par opposition à l’Est « athée ». L’Occident rime bientôt avec « monde libre ». S’y ajoutera le qualificatif de « judéo-chrétien », plutôt anachronique. Le mot qui remonte au milieu du XIXème évoque plutôt les premiers disciples de Jésus, tous issus de l’univers judéen, d’où l’expression qui veut bien désigner un juif devenu chrétien. Il n’y a donc d’héritage judéo-chrétien que dans la mesure où il y a également un legs judéo-musulman, tous deux issus du même tronc abrahamique. 

Par suite de la dislocation de l’Est communiste, l’Orient redevient « musulman », surtout après les attaques terroristes du 11 septembre et les équipées militaires qui dévastent d’abord l’Irak puis l’Afghanistan et enfin la Libye. L’Occident, lui, finit par s’appliquer aux Etats-Unis et à leurs alliés proches, en un mot à l’Otan. 

En trois mille ans, Orient et Occident auront, tel une flaque de mercure mouvante, changé de fond et de contenu, n’ayant jamais eu de contours ni de projection cartographique définis.

guerre froide