Fil d'Ariane
L'article 24 de la loi sur la sécurité globale — réprimant la diffusion des images de policiers sur les réseaux sociaux — a été au cœur de toutes les polémiques, au point de faire de l'ombre à deux autres articles de cette loi, pourtant très importants : le 21, sur l'usage des caméras-piéton des forces de police, et le 22, sur les drones de surveillance. Ce dernier permet "d'autoriser les services de l’État concourant à la sécurité intérieure et à la défense nationale et les forces de sécurité civile à filmer par voie aérienne".
Plusieurs instances de contrôle des libertés se sont déjà exprimées de façon très critique sur ce projet de loi. La légalisation de la surveillance aérienne de la population a été mise en cause par la Défenseure des droits, Claire Hédon (institution indépendante de l'État, créée en 2011 et inscrite dans la Constitution, ndlr), dans son avis du 3 novembre 2020. Celle-ci estimait que "Cette technologie permet une surveillance très étendue et particulièrement intrusive, or les cas dans lesquels ces drones pourraient être utilisés sont très larges et concerneraient notamment les manifestations. L’usage de drones pourrait permettre l’identification de multiples individus et la collecte massive et indistincte de données à caractère personnel. Si le texte prévoit la protection de l’intérieur du domicile, le Défenseur des droits considère qu’il ne contient en aucun cas des garanties suffisantes pour préserver la vie privée."
L'utilisation de caméras de surveillance de l'espace public, embarquées dans des drones, pose effectivement de nombreux problèmes jusqu'alors inconnus. Le juriste et membre de l'association de défense des libertés numériques "La Quadrature du Net" (LQDN), Martin Drago, les détaille : "Les drones, en tant que dispositifs de captation d'images peuvent sembler être des dispositifs comme les autres. Ils ne seraient qu'une nouveauté de plus, selon les législateurs. Alors qu'en fait, une surveillance par drone n'a rien à voir avec une caméra fixe, parce que la caméra par drone peut se déplacer, l'angle est bien plus large et il est possible de filmer beaucoup plus de choses, de façon étendue dans le temps en se déplaçant dans la ville. Le droit stipule qu'il faut prouver la nécessité et la proportionnalité de chaque caméra de rue et informer le public qu'il est filmé. Avec les drones on perd totalement cet aspect informatif, puisque nous ne pourrons jamais être informés qu'un drone nous filme. De plus, on sait que les 650 drones de surveillance commandés en mars 2020 pour les forces de police et de gendarmerie étaient des mini-drones, donc quasi indétectables."
Cinq rapporteurs de l’ONU ont eux aussi épinglé la France au sujet de l’utilisation des drones dans les missions de maintien de l’ordre et de lutte contre le terrorisme. Les rapporteurs ont stipulé que "L'article 22 autorisant l'utilisation de drones de surveillance au nom de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme permettrait une surveillance étendue, en particulier des manifestants. Si cette loi était appliquée, elle aura de graves implications pour le droit à la vie privée, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'expression dans le pays - ainsi que dans tout autre pays qui pourrait s'inspirer de cette législation."
Malgré ces mises en garde, les députés ont voté le texte à la majorité, dont Marc-Philippe Daubresse (LR) qui insiste sur la nécessité d'utiliser les drones "Sans toucher aux libertés publiques " ou encore Jérôme Durain (PS), qui a expliqué que "Le débat n’est pas d’ordre technique. Il s’agit d’une question de doctrine d’emploi. Les drones peuvent être utiles, à condition que leur utilisation soit bien encadrée." Cette disposition sur les drones a été voulu par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, après le premier déconfinement du mois de mai, alors que le Conseil d’État avait pourtant ordonné au gouvernement de cesser la surveillance de Paris avec ces dispositifs.
L'article 21 de la loi de sécurité globale encadre quant à lui l'utilisation des caméras-piétons des forces de police, avec la possibilité d'envoyer en direct les images tournées : "Lorsque la sécurité des agents de la police nationale ou des militaires de la gendarmerie nationale ou la sécurité des biens et des personnes est menacée, les images captées et enregistrées au moyen de caméras individuelles peuvent être transmises en temps réel au poste de commandement du service concerné et aux personnels impliqués dans la conduite et l’exécution de l’intervention", stipule cet article.
Les caméras piétons étaient seulement testées jusqu'alors pour combattre les contrôles au faciès, selon Martin Drago, qui s'inquiète des nouvelles possibilités offertes par l'article 21 : "Ces caméras-piétons arrivent au moment du débat sur la délivrance d'un récépissé en cas de contrôle policier, pour lutter contre les abus de contrôles d'identité. Aujourd'hui, ce que l'on a comme retour, c'est que les caméras-piétons des agents ne sont pas du tout un système de contrôle de la police, parce que le déclenchement de la caméra est au bon vouloir du policier. Et la CNIL avait pourtant expliqué il y a quelques années qu'il ne fallait pas qu'il y ait transmission en temps réel des images. Avec l'article 21, cette possibilité se généralise."
Mais pourquoi des inquiétudes sur les libertés s'expriment-elles aussi à propos des caméras-piétons ?
Le juriste de LQDN estime que le sujet de fond est lié à la reconnaissance faciale, sans qu'elle soit pour autant abordée dans le projet de loi : "Dans le projet de loi sur la sécurité globale on ne parle pas d'intelligence artificielle ou de reconnaissance faciale. Les rapporteurs du projet ont toujours expliqué au cours du débat que ce n'était pas leur sujet, mais en même temps — aussi bien sur les caméras-piétons que sur les drones — le projet permet une transmission en temps réel des images. En réalité, cette fonction de transmission en temps réel a pour but de faire de la reconnaissance faciale par intelligence artificielle, comme nous l'avons vérifié dans l'interview d'un responsable de la police de Nice, qui la demandait pour faire des essais avec ces technologies d'identification."
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La reconnaissance faciale dans l'espace public n'est pas autorisée ni encadrée en France, mais le gouvernement — appuyé par des parlementaires — souhaite mettre un terme à ce vide juridique. Des essais ont été effectués dans plusieurs villes françaises. Des logiciels de reconnaissance faciale ont été achetés par des services de police et le secrétaire d'Etat au Numérique, Cédric O a déjà indiqué son souhait d'expérimenter au niveau national cette technologie.
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La transmission en direct des images de caméra-piétons ou des drones est indispensable pour bénéficier des avantages de la reconnaissance faciale en matière policière, selon Martin Drago, qui précise que "La reconnaissance faciale pour la police fonctionne déjà avec un fichier de photos, le Traitement d’Antécédents Judiciaires (le TAJ, ndlr). Ce fichier contient déjà 8 millions de photos de personnes et permet explicitement à la police d'utiliser la reconnaissance faciale. Cette reconnaissance faciale par le TAJ a été utilisée — selon un rapport parlementaire — 375 000 fois en 2019. Donc, si avec les caméras fixes on est déjà à 375 000 reconnaissances faciales par an, avec les drones et les caméras-piétons, à combien cela va-t-il monter ? Et les responsables ne s'en cachent même pas, puisqu'il est stipulé dans le schéma national de maintien de l'ordre, que les drones seront utilisés pour l'identification."
Le site NextInpact qui s'est procuré le rapport, précisait dans une publication du 19 octobre 2020 ces possibilités techniques avec les outils dédiés au TAJ : "La nouveauté est que, depuis fin 2019, la comparaison [par reconnaissance faciale] peut être effectuée même sans photo anthropométrique. Une simple image de vidéo-surveillance ou piochée sur Facebook peut être utilisée." Martin Drago précise en conclusion, les craintes d'utilisation "croisée" des fichiers biométriques (Données numériques corporelles), par les systèmes de reconnaissance faciale de la police : "Il y a une telle interconnexion des fichiers, qu'en pratique, on a du mal à voir comment un policier ne pourrait pas avoir envie de prendre une photo dans le Traitement électronique sécurisé (TES: base de données biométrique de toute la population à partir de 12 ans dont le visage des personnes, stockée par les services de l'État pour les passeports et cartes d'identité, ndlr) et de la mettre dans le TAJ par exemple, puisqu'il n'a pas le droit de le faire directement dans le TES…"
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Les articles de la loi de sécurité globale permettant la surveillance en temps réel par drones et caméras-piétons, couplée à des systèmes de reconnaissance faciale — déjà en place avec le fichier TAJ —, laissent envisager des espaces publics français potentiellement sous surveillance permanente et offrant un contrôle d'identité des citoyens lui aussi permanent, et potentiellement… automatisé.
Le sociologue et directeur de recherche au CNRS, spécialiste des organisations policières, Christian Mouhanna pense que cette nouvelle société de surveillance est déjà en partie là, mais pourrait devenir plus dangereuse : "On a déjà un peu basculé à mon sens, parce que je vois des drones utilisés par les gendarmes, pour recevoir les images directement sur leurs smartphones ou leur tablettes. Malgré tous ces dispositifs déjà en place, on ne parle pas des taux d'élucidation des crimes qui sont très bas avec les caméras. Ce n'est pas si performant que ça. Cela ne veut pas dire que la surveillance par caméras et intelligence artificielle n'est pas dangereuse, malgré ces outils qui permettraient de contrôler tout le monde, mais plutôt de par les erreurs administratives ou techniques que ces technologies de surveillance pourraient engendrer. Celles où vous allez devenir un délinquant recherché malgré vous."
Toute la question est de savoir comment la société française — dans son ensemble — peut ou non être affectée par ces nouveaux dispositifs, majoritairement dénoncés comme des atteintes aux libertés individuelles. Le sociologue Christian Mouhanna estime pour sa part que "la majorité des gens publient des images d'eux mêmes sur les réseaux sociaux et ne semblent pas se soucier de ce que cela peut engendrer. On n'arrive pas à sensibiliser les gens sur cette problématique de l'image, avec une majorité de personnes qui pense qu'être filmé ou que leur image soit traitée, ne porte pas à conséquence." Sur l'aspect du contrôle permanent qu'engendrent ces sytèmes, le sociologue souligne que "ces caméras sont là parce qu'il y a un système de défiance, parce que les pouvoirs politiques ne font pas confiance aux citoyens et que les populations ne sont pas considérées comme des citoyens, mais comme des foules qui doivent être gérées."
Et pour revenir au parallèle entre les systèmes de surveillance chinois et ceux de la loi française de sécurité globale, le chercheur estime qu'il y a "une inspiration chinoise pour les technocrates français, c'est une évidence. D'ailleurs, l'ENA (École nationale d'administration, qui forme les cadres politiques et les hauts fonctionnaires français, ndlr) est jumelée avec le Parti communiste chinois depuis longtemps".