Alors que le nombre de francophones chute en Louisiane, de nombreuses initiatives voient le jour pour tenter de préserver la langue française. L'une d'elle est menée par Jim Soileau, 79 ans, et Mark Layne, 61 ans. Trois fois par semaine ils co-animent une émission entièrement en français, depuis un petit village de la campagne louisianaise.
C'est un rendez-vous que Jim Soileau ne raterait pour rien au monde. Depuis soixante-deux ans, ce Louisianais âgé de 79 ans se rend plusieurs fois par semaine au siège de la station KVPI, une radio locale basée à Villeplatte, à deux heures trente de route de la Nouvelle Orléans. A sept heures du matin, il s'installe à son bureau. Lunettes sur le nez, stylo dans la poche de sa chemisette, il épluche les dépêches de la nuit et prépare le bulletin d'information.
Une routine, qui ne diffère
a priori en rien de celle d'autres présentateurs de radios locales des Etats-Unis. A une différence près : c'est en français que Jim Soileau annonce les nouvelles. Le septuagénaire a presque acquis le statut de légende locale, il est l'un des derniers à porter fièrement le flambeau de la langue française dans cette ville de 8.000 âmes. Villeplatte est le chef-lieu de la paroisse Evangeline (équivalent des comtés en Louisiane), donc la plus grande cité des environs. En ce matin d'automne, la route de campagne à deux voies qui y mène est plongée dans le brouillard, les quelques magasins et restaurants de la commune sont encore fermés, quand à 7h30, Jim prend l'antenne.
Sa voix résonne à cent kilomètres aux alentours, dans les fermes et hameaux des environs. Sous ses yeux, les dépêches sont imprimées en anglais... mais lues en français. Un exercice de traduction instantanée auquel Jim s'adonne sans peine. Celui qui a rejoint KVPI en tant que stagiaire à dix-sept ans, raconte : «
J'ai parlé français avant d'apprendre l'anglais à l'école. A la maison, on parlait uniquement le français. Le pourcentage de francophones dans la région est en train de baisser. »
A l'ordre du jour : la météo, les nouvelles locales et quelques nouvelles nationales. Mais ce n'est pas le rendez-vous le plus attendu de la matinée. Peu avant huit heures, une fois le bulletin terminé, Jim change de studio. Il y est rejoint par Mark Layne, directeur de la radio et co-animateur de l'émission « La Tasse de Café ». Il considère Jim comme son mentor : «
J'ai rejoint la station en 1971, à seize ans. Mes parents et mes grands-parents parlaient français à la maison, mais ce n'était pas cool pour un ado de parler français. Jim m'a encouragé à apprendre la langue. Ca m'a demandé un réel effort, mais je ne le regrette pas aujourd'hui. »
Comme Jim Soileau, Mark Layne a fait toute sa carrière à KVPI, petite station familiale qui programme principalement de la musique country. A huit heures pile, l'émission est lancée, avec le mot du jour : «goût». Le ton est immédiatement donné, quand Jim donne sa propre explication de texte : «
Je crois que j'ai goûté de trop récemment, car j'ai gagné deux ou trois livres.» Ici, on parle le français de Louisiane. Cet Etat du sud de l'Amérique a accueilli différents peuples francophones au cours de son histoire : Acadiens, Français, Créoles noirs ou blancs... Autant de peuples qu'il existe de dialectes, variant souvent d'une ville à l'autre de la région.
Jim a d'ailleurs tiré la définition du mot d'un dictionnaire spécifiquement dédié au français louisianais, tous dialectes confondus. Après cette mise en route, place aux appels. Mark Layne annonce : «
Donnez-nous un call, si vous voulez charrer avec nous ». Au standard, les lumières clignotent, le premier auditeur est déjà en ligne. Il est salué par Jim, qui depuis des décennies accueille quiconque appelle par sa phrase devenue
gimmick : «
Qui c'est qui parle ? ». Les deux collègues reconnaissent immédiatement la voix, l'auditeur est un habitué. Chacun est libre de parler de ce qu'il veut.
Dans un patois, parfois rouillé ou parfois mélangé avec des mots d'anglais, les discussions se suivent. On parle du brouillard, on signale les accidents sur la route... Un auditeur interroge les animateurs : pourquoi tant de noms de famille, de la région comme Babineaux ou Comeaux, hérités des colons Français, se terminent-ils par la lettre «x» ? Une question à laquelle Jim et Mark ne savent pas répondre. Mais très vite, un autre auditeur propose une explication, qui ne convainc guère les deux présentateurs : «
Avant, les gens étaient illettrés et ajoutaient un «x» à la fin de leur nom en guise de signature. »
Les discussions se suivent à un rythme effréné. «
Dans le temps, il y avait des "party lines" où tout le monde était branché en même temps et où chacun pouvait écouter les discussions des autres. » explique Mark Layne. «
C'est un peu ce qu'on fait revivre ici, tout en préservant la langue française. » L'émission est souvent interrompue par une annonce publicitaire, lue avec dévouement par Jim, qui semble apprécier chacun des commerces dont il vante les mérites comme si c'était le sien.
Le restaurant au bout de la rue ? «
C'est une beaucoup bonne place pour manger du poulet, qui est beaucoup délicieux, leur boudin est délicieux aussi, j'en ai encore le goût dans la bouche à c't'heure » narre Jim. Toutes les publicités sont soigneusement rangées dans un épais classeur, imprimées, voire dactylographiées sur des feuilles aux coins jaunis. «
C'est notre émission la plus écoutée » explique Mark Layne. «
Il y a une liste d'attente pour les annonceurs ! »
Parmi les participants réguliers, Miss Bailey, 97 ans : «
Elle a une excellente mémoire » raconte Jim, «
elle se souvient de nombreux détails de notre histoire locale. » Aujourd'hui, elle parle de ses souvenirs de cinéma en plein air, en
drive-in. Mark Layne justifie : «
Notre émission va au-delà de la préservation de la langue française. C'est une manière de faire vivre la mémoire des années passées, de préserver notre histoire ». Un auditeur réagit : lui se cachait dans le coffre de la voiture de ses amis pour ne pas payer l'entrée du
drive-in. Sa tasse de café en main, Jim Soileau rebondit : «
Avant, aller au movie ça coûtait un quarter : 15 cents pour l'entrée, un nickel pour le coke, et un nickel pour le pop-corn. Maintenant ça coûte 20 dollars ! »
Pour de nombreux auditeurs, surtout les plus âgés, «La Tasse de Café» concilie à la fois le plaisir du ragot et la réminiscence de leur enfance, du temps où tout le monde parlait français à la maison. Autre sujet du jour : les urnes de vote. Jim et ses auditeurs essaient de se rappeler la dernière fois qu'ils ont voté avec des bulletins en papier. Même Miss Bailey, qui a appelé une seconde fois, dit ne pas se souvenir de ce temps-là. Mais alors que l'émission touche à sa fin, un auditeur qui a suivi la discussion, entre dans le studio, avec en main une urne en bois récemment trouvée en chinant. «
Salut Bob, qu'est-ce que tu nous apportes là ? » lui demande Jim, pas du tout surpris de sa visite, presque comme s'il était au café du coin.
«
On a beaucoup d'auditeurs âgés, parfois des plus jeunes. Mais l'un de mes souhaits est de voir l'école locale se doter d'un programme d'immersion en français », reprend Mark Layne. Aux quatre coins de la Louisiane, des dizaines d'écoles proposent ce programme, où les élèves poursuivent la quasi totalité de leur enseignement en français.
La décision revient aux autorités locales, ce sont les paroisses qui financent les professeurs, souvent recrutés en France. Charles Larroque, directeur du CODOFIL (Agence des affaires francophones) en Louisiane explique : «
La paroisse Evangeline est l'une des plus francophones de Louisiane, mais il n'y existe aucun programme d'immersion. Elle est à 99% rurale, sans désir d'institutionnaliser le fait français. »
En attendant que son souhait se réalise peut-être un jour, Mark Layne affirme qu'il fera tout pour préserver le français via les émissions et les programmations musicales de sa station : «
C'est notre héritage, c'est ce que nous sommes et c'est ce qui nous sépare du reste du monde. Je suis très fier de cela ». Quant à Jim Soileau, à près de 80 ans, il indique qu'il ne songe pas encore à prendre sa retraite... Et reprend un autre appel : «
Qui c'est qui parle ? »