L'Ukraine, prise en étau entre Russie et Europe

George Clooney est allé en Ukraine. La raison ? Depuis le 21 novembre, des dizaines de milliers d'Ukrainiens battent le pavé pour défendre un accord d'association avec l'Union européenne, qui aurait dû être signé fin novembre. Le président Viktor Ianoukovitch est accusé par l'opposition de vouloir "vendre" son pays à la Russie, rappelant le temps de l'Union soviétique. L'Ukraine coincée entre deux zones d'influence : la situation n'est pas nouvelle.
Image
L'Ukraine, prise en étau entre Russie et Europe
Sur la place Maidan, à Kiev, le 30 novembre 2013 - ©cc/Flickr/Ivan Bandura
Partager 9 minutes de lecture
Géographiquement, l'Ukraine est située entre la Russie et une ligne formée par la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie. Autrement dit, entre la Russie et l'Union européenne, entre Moscou et Bruxelles. Une situation qui rejaillit de manière criante ces dernières semaines sur le plan politique, avec la non-signature d'un accord d'"association" avec l'Europe, pourtant négocié de longue date, au profit de la reprise des relations économiques avec Moscou.
Car l'Ukraine est non seulement prise en étau sur le plan géographique, par les deux grands ensembles que sont la Russie et l'Europe, mais aussi sur le plan politique. Pour Charles Urjewicz, professeur à l'Inalco, "c'est une évidence, c'est un pays coincé, c'est un pays divisé, c'est un pays qui a un problème identitaire encore assez fort".

Renflouer les caisses

L'Ukraine, prise en étau entre Russie et Europe
Vladimir Poutine et Viktor Ianoukovitch, lors d'une cérémonie à Kiev en juillet 2013 - ©AFP/Sergei Supinsky
Avec au premier chef, un noeud gordien économique. Russie et Europe participent au renflouement des caisses ukrainiennes. Depuis son indépendance, en 1991, l'Ukraine perçoit des aides européennes, à hauteur de 3,3 milliards d'euros par an, pour soutenir ses réformes. Parallèlement, le pays est membre observateur de la Communauté des Etats indépendants (CEI), rassemblement d'anciens pays membres de l'Union soviétique. 
De l'autre côté, l'Ukraine dépend, pour environ le tiers de ses exportations, de la Russie. En août, son puissant voisin les a d'ailleurs bloquées pendant le processus de négociations européennes. 
Charles Urjewicz rappelle que, "le problème aujourd'hui, c'est que le rapprochement avec l'Union européenne est vécu par une partie de la population ukrainienne comme un processus absolument inéluctable, indispensable, voire vital. Mais ce n'est pas le cas de toute la population. En Crimée, sans parler de l'Est de l'Ukraine, on est dubitatif. On n'est pas contre l'Europe, mais on est dubitatif. D'autant plus que c'est à l'Est que se trouvent toutes les grandes entreprises, en particulier dans la sidérurgie et dans les métallurgies lourdes, qui entretiennent des liens extrêmement étroits avec la Russie. Cette industrie lourde ukrainienne, qui a certainement besoin de réformes, n'en reste pas moins très liée aux intérêts russes, mais surtout au marché russe. Sans parler, bien entendu, de l'agro- alimentaire qui trouve en Russie un marché naturel." 
Au fond, relate le chercheur, l'Ukraine n'a pas réellement envie de choisir entre Russie et Europe, "dans la mesure où elle ne peut pas se passer de ce partenaire commercial russe qu'elle connaît bien, quoi qu'elle pense de ses méthodes."

Temps de crise

L'Ukraine, prise en étau entre Russie et Europe
Manifestants pro-européens - ©AFP
Ainsi, le coeur économique de l'Ukraine balance entre ses frontières. A tel point que l'"association" avec l'une ou l'autre partie prend des allures de négociations pécunières. Ce mercredi 11 décembre, un porte-parole de la Commission européenne déclarait : "Nous n'allons pas jouer avec les chiffres. La prospérité de l'Ukraine ne peut pas être l'objet d'un appel d'offres où le mieux disant gagne le prix." En cause : la demande, un petit plus tôt dans la journée par le Premier ministre Mykola Azarov, de 20 milliards d'euros d'aides européennes pour signer l'accord d'association avec l'Union européenne. "Evidemment, lorsqu'il fait cette demande, on peut se dire qu'il exagère, qu'il en rajoute… C'est fort probable, commente Charles Urjewicz. Il n'empêche, l'addition serait de toute façon extrêmement salée !"
Car, poursuit le chercheur, "le partenariat économique entre l'UE et l'Ukraine implique un certain nombre de réformes profondes de l'économie ukrainienne. Mais quelles sont les capacités de l'Union européenne de répondre aux besoins de l'Ukraine, pour s'adapter, pour amortir ces réformes qui seront coûteuses en termes sociaux ? L'UE a aujourd'hui des moyens très limités ; elle n'est pas capable d'aider convenablement un pays comme la Grèce, qu'en sera-t-il de l'Ukraine et de ses 50 millions d'habitants ?"
Le 29 novembre, à Vilnius, les accords d'association n'ont été signés qu'avec la Moldavie et la Géorgie. Mais pas avec l'Ukraine, comme c'était initialement prévu. Aider ces pays est-il plus abordable pour l'Europe ? "La Géorgie est un petit pays qui est pauvre, qu'on peut aider sans se serrer trop la ceinture, explique le politologue. Tandis que l'Ukraine, sans être un pays riche, est un pays de près de 50 millions d'habitants, avec une industrie puissante, polluante, qui devrait être totalement remodelée, certes, mais c'est un pays qui coûte cher à moderniser."
Une difficulté relevée par Martin Schultz, le président du Parlement européen, sur une radio allemande : "L'Ukraine se trouve en état de crise gravissime depuis l'instauration de la démocratie (…) Aider les Etats en crise n'est pas une chose très populaire en Europe. Or, d'après les propositions de Moscou, il est prévu que l'Ukraine reçoive une aide de court terme que nous, Européens, ne pouvons ou ne voulons pas accorder sous cette forme. C'est une des raisons pour lesquelles le gouvernement ukrainien a finalement décidé de coopérer avec la Russie."
Mais alors, qu'en est-il du côté russe ? Charles Urjewicz suppose "qu'il y a, du côté du Kremlin, une volonté politique d'arracher l'Ukraine à la tentation européenne, et qu'il y a la volonté, et peut-être la capacité, de dégager des moyens importants." Dès le 26 novembre, le Premier ministre Mykola Azarov reconnaissait que la Russie avait dissuadé l'Ukraine de signer l'accord. Moscou, qui selon Vladimir Poutine le 12 décembre, n'impose rien à personne.

Frontières sensibles

L'Ukraine, prise en étau entre Russie et Europe
La bataille de Poltava, par Denis Martens le Jeune (1726)
Car au-delà de l'économie, ce sont des ressorts politiques qui émergent de la question de l'association ukrainienne. Signer l'accord d'association avec l'Union européenne aurait notamment permis de poser de nouvelles bases démocratiques dans le pays, livré aux relations entre clans, entre "oligarques", entre autres dans l'entourage présidentiel.
Cela permettrait également à l'UE de repousser ses frontières plus à l'Est. Mais l'Ukraine appartient déjà à une zone d'influence russe. Dilemme. Charles Urjewicz évoque le cas de la Pologne : "Pour elle, l'Ukraine est une terre qui lui a appartenu pendant plusieurs siècles ! Les rapports entre Russes et Ukrainiens étaient difficiles, ceux entre Polonais et Ukrainiens n'étaient pas faciles non plus ! Ils étaient mêmes très antagonistes. Ils ont atteint le niveau du massacre pendant la Seconde Guerre mondiale. Un pays comme la Pologne a tout intérêt à étendre sa zone d'influence, à établir avec l'Ukraine des liens extrêmement étroits. Si l'on se place du côté de la Russie, on peut comprendre d'autant plus facilement que la logique poutinienne est basée sur la peur entretenue du monde extérieur, sur un retour, entre guillemets, d'une Pologne qui voudrait réoccuper la place qui était la sienne jusqu'à la fin du XVIIIe siècle." Une rhétorique mise récemment en application par un journaliste controversé Dmitri Kiselev (lien en anglais), dénonçant une vengeance polonaise après la défaite de Poltava, qui remonte à... 1709.
Le 6 décembre, Viktor Ianoukovitch rencontre Vladimir Poutine. Personne ne sait vraiment de quoi il retourne. On sait juste que la discussion portait sur l'économie. Etait-il question d'un simple partenariat ? D'aucuns craignent que la route vers l'Union douanière avec la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie soit ouverte.

Quelle opposition ?

Reste que, selon Charles Urjewicz, quelle que soit l'issue de la crise politique que connaît l'Ukraine, il manque au pays de véritables chefs de l'opposition. "Que ce soit le parti de Timochenko, que ce soit Klitchko, qui n'est pas le plus antipathique d'ailleurs, et aussi malheureusement, le Parti Svoboda, de la Liberté, qui est un parti fasciste. Le parti de Timochenko fait partie de ces forces politiques qui sont déconsidérées à la suite de la révolution orange. Elle a été accusée, semble-t-il à juste titre, d'avoir négocié un accord littéralement léonin avec la Russie sur le gaz. Klitchko est un homme neuf mais que peut-il réellement apporter à l'Ukraine ? Dire 'nous nous rapprochons de l'Europe' n'est pas un programme en soi. Quant à cette troisième force politique, elle est dangereuse, tout simplement. Je crois que c'est un gros problème, même si le mouvement réussissait à renverser Ianoukovitch, mais ceci étant dit, on oublie toujours un peu rapidement que Ianoukovitch a été élu plus ou moins à la régulière."

Un oligarque du côté des manifestants

13.12.2013Avec AFP
Un oligarque du côté des manifestants
L'oligarque le plus riche d'Ukraine : Rinat Akhmetov, a pris position en faveur des manifestants ukrainiens dans un communiqué de sa holding vendredi 13 décembre : " Le fait est que des gens pacifiques descendent dans la rue pour des manifestations pacifiques montre que l'Ukraine est un pays libre et démocratique ", a écrit le milliardaire sans  toutefois soutenir les revendications des manifestants. Sa prise de position a cependant été remarquée du fait de sa proximité avec le pouvoir. Actuellement à la tête d'une fortune estimée par le magazine Forbes, à 15,2 milliards de dollars, cet oligarque a longtemps été considéré comme l'éminence grise et le bailleur de fonds du Parti des régions, actuellement au pouvoir, dont il a également été député.

Jeux d'influences

Si la Russie influence l'Ukraine en jouant sur ses peurs, les pays occidentaux, Europe ou Etats-Unis, se pressent auprès des manifestants pour clamer leur soutien.
Ce jeudi 12 décembre, la cheffe de la diplomatie européenne Catherine Ashton, fraîchement rentrée de Kiev, déclarait à son arrivée devant un parterre de ministres à Bruxelles : "[Le président ukrainien] m'a assurée qu'il entendait signer l'accord d'association".
Quelques jours auparavant, le ministre allemand des Affaires étrangères se rendait auprès des manifestants. Comme Catherine Ashton elle-même. Comme des parlementaires européens. Et comme Victoria Nuland, la secrétaire d'Etat américaine adjointe.
Après l'usage de la force par la police pour déloger les manifestants, le 11 décembre, Catherine Ashton déclarait dans un communiqué : "J'observe avec tristesse que la police fait usage de la force pour déloger des gens pacifiques". Victoria Nuland parlait également en ce sens. Quant à John Kerry, il clamait son "dégoût" après les actions policières. 
Des réactions que Charles Urjewicz relève ironiquement : "J'ai été très frappé par les déclarations de la représentante américaine. Elle condamnait avec une fermeté exemplaire les répressions policières qui s'étaient exercées contre les manifestants, qui avaient occupé la mairie de Kiev. Bon, que je sache, dans les pays occidentaux et en particulier aux Etats-Unis, la police n'est jamais très tendre avec ceux qui occupent non seulement des bâtiments publics, mais aussi des lieux publics. Je me souviens d'Occupy Wall Street : on avait dégagé assez brutalement les parcs dans lesquels s'étaient installés les manifestants. Mais bon, je crois que c'est une manière, aussi, pour les représentants du monde occidental de signifier leur présence. Cela s'adresse certes aux manifestants, et ces derniers sont, bien entendu, très en demande de soutien, et donc ça leur fait du bien. Mais c'est aussi une manière, sans se mouiller trop et sans que ça nous coûte trop cher, de signifier aux opinions publiques des pays originaires de ces responsables, qu'on est très actif."