Fil d'Ariane
On a connu à Bruxelles des moments plus sautillants. Trente ans presque jour pour jour après l'adoption de l'Acte unique européen sous la présidence de Jacques Delors, son lointain successeur Jean-Claude Juncker aborde cette semaine l'un des sommets les plus difficiles de l'histoire de l'Union. Non pas l'un de ces « sommets de la dernière chance » où de faux suspenses médiatiques cachent un marchandage sur-dramatisé à dessein. Ce n’est pas d’un désaccord qu’il est question. Le doute qui frappe l'Europe devenue - on peine à compter - celle des vingt-huit (douze en 1986) est d'ordre existentiel. Il s'insinue partout.
Contraction de Britain et exit, le mot-valise, comme on sait, désigne l'éventuelle sortie de la Grande-Bretagne de l'Union européenne. Longtemps présentée comme farfelue, cette option est devenue depuis quelques mois très plausible. Le Premier ministre David Cameron a placé son second mandat sous un signe hostile à l'Europe, promettant à son électorat une renégociation de la place - déjà en or – de la Grande-Bretagne en son sein et la tenue d'ici 2017 d'un référendum sur son éventuelle sortie. Les derniers sondages donnent une nette majorité (45 % contre 36%) des Britanniques en faveur du Brexit. Plus de 12 % ont accordé l'an dernier leurs suffrages à l'ultra anti-européen UKIP (Parti pour « l'indépendance » du Royaume-Uni).
La Grande-Bretagne n'a rejoint que tardivement l'Union européenne (alors CEE, Communauté économique européenne), en 1973. Arguant que « la nature, la structure, la conjoncture, qui sont propres à l'Angleterre diffèrent de celles des États continentaux » et se méfiant de son atlantisme viscéral, de Gaulle s'y était opposé dans les années 1960. Devenue membre après bien des psychodrames, elle en fut rapidement le principal souci, obtenant des dérogations pour ses contraintes – notamment budgétaires- et éludant les transferts de souveraineté imposés par son appartenance. Paradoxe : cette Angleterre en marge devient au fil du temps sinon la locomotive du moins la référence tacite d'une Europe en panne d'idéal, dictant à de nouvelles élites formatées ses principes ultra-libéraux, ses conceptions juridiques anglo-saxonnes, les intérêts de sa City et même, véhicule de tout cela, sa langue qui – quoique très minoritaire et en dépit des traités ridiculisés – devient hégémonique dans toutes les instances et échanges.
Pour ces raisons autant que pour son poids économico-politique, le risque du Brexit terrorise Bruxelles qui vient de se résoudre, pour l'en dissuader, à de nouvelles et considérables concessions aux allures de « si tu reviens, j'annule tout » : le « paquet Tusk », du nom du Président du conseil européen trop mal connu, le Polonais Donald Tusk. Parmi elles, la possibilité réclamée par Londres d'une suspension des aides sociales pour les migrants européens sur son sol (à rebours des principes de l'Union) ou, surréaliste, un droit de regard des États non-membres de l'eurozone (donc principalement la Grande Bretagne) sur les décisions des dix-neuf autres États utilisant l'euro. « Une honte !», s'émeut le très europhile quotidien de référence espagnol El Païs. Elle risque pourtant d’être encore insuffisante pour la partie britannique qui tentera cette semaine d'obtenir des concessions supplémentaires.
L’explosion de la crise migratoire – exacerbée par la guerre syrienne mais en réalité bien plus structurelle – met en péril l'espace Schengen. Nés dans les années 1980 d'un accord particulier entre cinq pays soucieux d'alléger les formalités douanières de leurs camions et du nom d'une petite localité luxembourgeoise, les accords de Schengen ont été par la suite incorporés aux traités européens. L'espace s'est élargi à vingt-six États. Fruit imprévu de l'Union, ils en sont devenus le symbole à la fois le plus populaire et le plus controversé, s'identifiant à la libre circulation des personnes et ce qui en découle. Les droites nationalistes ou anti-européennes y voient la porte ouverte aux déferlements migratoires. Des États aussi peu fantaisistes que l'Allemagne – attachée à Schengen -en ont suspendu l'application sous une pression jugée trop forte. La France s’inquiète de la circulation facilitée des terroristes. La gestion des frontières extérieures, en tout cas, pose des problèmes initialement imprévus.
En première ligne par sa position géographique, critiquée à Bruxelles et Berlin pour son prétendu laxisme dans la garde de la mer Égée, la Grèce se voit menacée d'une exclusion de facto de Schengen. On peut douter que la pression migratoire s’en trouve atténuée. L'un des acquis les plus tangibles de l'UE se trouve en tout cas ébranlé d’assauts multiples. « Schengen est mort », estime, plus lapidaire, l’ancien président français Nicolas Sarkozy. Que reste t-il alors ?
La même Grèce, vilipendée pour ne pas refouler correctement les naufragés syriens, avait été écrasée à Bruxelles six mois plus tôt par un mémorandum impitoyable, dictant à une population exténuée mais rebelle les conditions drastiques de remboursement d'une dette en réalité impayable. Bruxelles, Berlin et les principaux pays d'Europe du Nord y avaient vu une sanction méritée et un exemple à défaut d’un retour de fonds, le règlement de 320 milliards d’euros demeurant pour les siècles à venir matériellement hors de portée du petit État ruiné. Le gouvernement de gauche de Syriza n’y a pas survécu, sinon sous la forme d’un Tsipras shakespearien (devenu brusquement fréquentable, voire exemplaire), Premier ministre pathétiquement condamné à renier chaque jour ses promesses – sincères - à son peuple. De nombreuses voix dont celles d’économistes internationalement renommés avaient prédit que l’« accord » aux allures de vengeance dicté en juillet dernier marquait le naufrage d’une certaine Europe. Nous y voilà.
L’exécution grecque accomplie en commun, le directoire européen s’est trouvé malgré tout contraint d’atténuer pour les rangs suivants son intenable inflexibilité. Dès novembre, la France s’affranchissait discrètement et sans discussions de ses promesses budgétaires jurées la veille, au motif de la « guerre » au terrorisme. Plus légèrement et presque au même moment, les élections au Portugal (élève modèle du FMI) débouchaient sur le gouvernement imprévu d’une coalition de gauche – incluant communistes et « gauchistes » - unie par le rejet de l’austérité imposée par la « Troïka » (UE, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international).
Avalant en janvier dernier un budget prévoyant développement de prestations sociales et trente-cinq heures dans la fonction publique, Bruxelles s’étrangle mais doit cette fois s’en accommoder par réalisme politique. Un bien plus gros morceau s’annonce de l’autre côté de la péninsule sur le même chemin : l’Espagne.« La Commission européenne, déclare Jean-Claude Juncker, doit jouer tout son rôle sans verser dans une politique de stricte et stupide austérité ». Sage remarque, ou tardive illumination. Bruxelles conserve bien des prérogatives et surtout la Banque centrale européenne bien du pouvoir mais leur crédit s’amenuise.
Historiquement et encore aujourd'hui dans l'imaginaire commun, la raison d'être du projet européen n'est pas le seul profit économique issu d’un marché ouvert. Il inclut un partage et la défense de valeurs, des promesses : la paix entre ses membres, la protection sociale, une démocratie partagée. La première a été tenue, malgré l'affaiblissement du noyau franco-allemand originel et des grandes divergences sur les crises du monde (Guerres du Golfe, Proche-Orient, Ukraine récemment) rendant illusoire toute diplomatie commune.
La seconde s'est trouvée en grande partie entamée par le souffle libéral (venu de l'ouest mais aussi de l'élargissement à l'Est) inspirant une remise en cause des acquis sociaux et du rôle de l’État en général, ou leur déconsidération. Sa conjugaison avec les doctrines d'une BCE héritière jalouse du Deutschmark a abouti aux cures d'austérité destructrices et plus généralement à l'affaiblissement de toute Europe sociale, concept hier populaire, devenu presque désuet.
Quant aux principes de démocratie et de liberté, ils ont cessé d'être intangibles. L'Europe a assisté impuissante à la montée de régimes autoritaires teintés d’extrémisme de droite (Autriche, Hongrie, Pologne) qui peuvent impunément adopter des législations liberticides au nez d'une administration bruxelloise plus ombrageuse en matière budgétaire.
Aujourd’hui accentuée par les difficultés citées plus haut, la coupure entre les dirigeants européens et les citoyens est en grande partie... d'origine. Sachant au sortir de la guerre les populations réticentes à un projet supra-national, les pères de l'Europe l'ont voulue avant tout pragmatique. Elle fut d'abord celle, peu compromettante, du charbon et de l'acier (1951) et s'est construite ainsi, pas à pas mais sans horizon clair, encore moins débattu.
On a prêté aux opinions le rêve d’« États-Unis d’Europe » (expression en vogue dans les années 60) requalifié en « fédération » (plus moderne). Il est surtout frappant de constater que les renforcements ou élargissements de l'Europe, toujours présentés comme des évidences de progrès, n'ont jamais fait l'objet d'adhésion massive de l'opinion. Les élections européennes suscitent la plupart du temps une faible participation (42 % en 2014 pour l’ensemble des États). Lorsqu’elle est plus forte, les résistances le sont aussi. Le Traité de Maastricht de 1993 n'a été adopté en France qu'à une faible majorité (51 %) malgré l’implication de François Mitterrand et l'engagement des principaux leaders politiques.
On sait le sort du nouveau Traité européen de 2005, largement rejeté (55%) par les électeurs français - puis néerlandais - en dépit d’une campagne forcenée de la plupart des médias en faveur du « oui ». Leur vote a été ignoré et le traité adopté par voie parlementaire sous un autre nom (Traité de Lisbonne) avec le consentement de la classe politique. Cynisme contre-productif qui, en France, a définitivement plongé dans l’aversion de la chose européenne tout une population qui s’était un moment sentie concernée, précisément, par son devenir. Confirmée par d’autres épisodes moins spectaculaires, l’indifférence envers les opinions a fini par être perçue comme un trait génétique de l’Union européenne, nourrissant un euroscepticisme de plus en plus virulent. Extrême-droite et partis « populistes » en profitent, comme d’un peu tout. Ils n’en sont pas les dépositaires, ni le résumé.
Isolée dans ses tours de verre, la planète UE (une commission, un parlement, près de 50 000 fonctionnaires) a bien eu connaissance – au moins par des rapports - du vent mauvais mais n’en a tiré apparemment d’autres leçons que l’exigence de son propre renforcement. Partie d’un ensemble à la légitimité contestée, le parlement tire machinalement dans le même sens et ne joue guère un rôle de voix des peuples. Dans sa course, la machine Europe n’obéit qu’à sa propre logique, de plus en plus déconnectée du réel. Peu de ses projets des dernières années ont soulevé l’enthousiasme ou même recueilli l’adhésion.
Chantier majeur ouvert par la précédente Commission de Jose Manuel Barroso, la négociation d’un Traité transatlantique d’une portée cruciale (TAFTA) s’est ainsi déroulée durant près de deux ans dans la plus grande opacité des experts, leur mandat même restant officiellement un secret (éventé par des fuites). C’est une mobilisation citoyenne extérieure aux institutions de l’Union – et au parlement - qui en a dénoncé les dangers, freiné et peut-être empêché l’adoption, désormais incertaine, initialement voulue expéditive sous la pression des lobbies.
Les deux consultations au suffrage universel auxquelles s’est trouvée confrontée la nouvelle Commission présidée par Jean-Claude Juncker ont été des échecs pour elle. La référendum grec de juillet s’est traduit par un « non » massif (61%) de la population aux conditions de l’UE. Que ce refus ait été méprisé (voir ci-dessus) n’atténue pas la scission mais l’aggrave. Plus récemment (décembre dernier), les Danois se sont opposés par 53 % des suffrages (avec une participation de plus de 70 %) à une coopération policière renforcée avec l’UE. Derrière un débat apparemment technique, l’hostilité à une intégration accrue dans un pays les plus anciens de l’Union. Slogan des opposants : « encore plus d’Europe, non merci ! ».
Le consensus du passé semble bien fissuré et la Commission de Bruxelles ne peut guère se réconforter cette fois de la bienveillance inconditionnelle des principaux gouvernements européens, fussent-il ceux du « noyau dur ». « Nous sommes préoccupés par l'état du projet européen », ont solennellement averti le 10 février les ministres des affaires étrangères des six pays fondateurs réunis à Rome.
Downing street n’est plus le seul siège de l’euroscepticisme ou du doute. Citant pêle-mêle les réfugiés, le risque de Brexit, la montée des populismes et le terrorisme, le Premier ministre français Manuel Valls – peu connu pour ses réserves envers Bruxelles - a mis en garde à Davos contre un imminent « danger de dislocation » de l’Union européenne à « très court terme », précisant même « dans les mois à venir ». Moins optimiste, son homologue italien ne voit pas si loin : « l’UE, estime t-il, est comme l’orchestre sur le pont du Titanic ». La semaine risque d’être orageuse pour le commandement.
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