Au pouvoir depuis deux mois, le nouveau gouvernement ultra-conservateur polonais a remis en question l'indépendance de la presse et de la justice du pays. De quels leviers l'Europe dispose-t-elle pour faire respecter l'Etat de droit au sein de la communauté ? Explications de Jacques Rupnik, directeur de recherche au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po.
Le gouvernement de Beata Szydlo a commencé par limoger les chefs de toutes les agences de sécurité et a ensuite nommé ses hommes au sein du Tribunal constitutionnel. Récemment, ce gouvernement ultra-conservateur et euroscéptique
a pris le contrôle des médias audiovisuels publics, désormais chapotés par le ministre du Trésor.
La nouvelle majorité polonaise ne fait que mettre en application la feuille de route tracée par le parti Droit et Justice (PiS) lors des élections législatives d'octobre 2015. Fondé et dirigé par Jaroslaw Kaczynski celui-ci portait un
programme basé sur : la centralisation du pouvoir, "la défense de l’économie polonaise", les mœurs catholiques, des promesses sociales et la xénophobie. Malgré "
le miracle économique polonais", le populisme a fait recette. Usés par le pouvoir et par de nombreux scandales, les libéraux de la Plate-forme civique (PO) ont été battus.
Députée et trésorière du parti
Beata Szydlo a fortement participé à
la victoire du candidat Andrez Duda lors de la présidentielle du mois de mai. Elle est devenue le visage des législatives quelques mois plus tard. Discrète et méconnue il y a peu, elle est aujourd’hui Premier ministre. La nouvelle star de sa formation politique applique les consignes de Kaczynski, qui serait
"le vrai chef de la nouvelle Pologne",
écrit Libération.
C’est cette dérive autoritaire que dénoncent l’opposition polonaise et l’Union européenne. Bruxelles envisage
une procédure pour atteinte à l’Etat de droit. Le 13 janvier, une enquête préliminaire a été ouverte dans le cadre de la première procédure jamais entamée de sauvegarde de l’Etat de droit. Le 18 et le 19 janvier, le président Duda et la cheffe du gouvernement Beata Szydlo devront défendre leur orientation devant le Parlement européen.
Spécialiste de l'Europe de l'Est, de l'intégration européenne et directeur de recherche au Centre d'Etudes et de Recherches Internationales (CERI)
de Sciences Po,
Jacques Rupnik livre son analyse sur les dissensions entre Varsovie et la Commission européenne.
TV5 MONDE : En quoi consiste la procédure engagée par l’Union européenne ? Jacques Rupnik : Le vice-président de la Commission européenne, Frans Timmerman, a d’abord envoyé deux lettres au gouvernement polonais le 23 décembre et le 30 décembre, pour demander des explications. Maintenant c’est une sorte de mécanisme qui est engagé. Un suivi de la situation en Pologne sur les questions qui préoccupent la Commission, à savoir la question de l’Etat de droit. L’indépendance de la Cour constitutionnelle et la liberté de la presse inquiètent fortement l’UE. Un dialogue est donc engagé sur ces questions. Et il pourrait y avoir une troisième étape avec le bilan de la situation, et puis la mise en place de mesures, de sanctions. Ce qui paraît relativement improbable.
Pourquoi ce troisième scénario vous paraît improbable ? J.C : C'est une chose d’entamer la procédure, c'en est une autre d’appliquer des sanctions. Il faudrait obtenir l’unanimité du Parlement européen. Ce qui est peu probable. Et ce n’est pas seulement à cause de la Hongrie [ Alliée de la Pologne, Budapest voterait contre lors d’un hypothétique vote. NDLR], il y a aussi d’autres pays qui pourraient craindre que cette procédure ne soit utilisée contre eux un jour. Ce n’est pas non plus impossible. Tout dépend de la situation en Pologne. Il faut dire que le gouvernement polonais n’est en place que depuis deux mois. Il ne faut pas se précipiter. La commission a été très rapide sur ce dossier.
Comment interpréter cette rapidité de la part de la Commission européenne ? J. C : Je pense qu’on cherche à éviter ce qui s’est passé avec la Hongrie [en 2012, l’UE a ouvert trois procédures d’infraction contre Budapest. Mais Budapest n’a été que vaguement condamnée NDLR]. La Hongrie avait pris toute une série de mesures concernant les médias, la Constitution, la neutralisation de la Cour constitutionnelle, le contrôle sur certains investissements étrangers. La Commission européenne veut réagir tout de suite. C’est la leçon de l’expérience hongroise. On y va vite mais on suit une certaine procédure : on envoie des lettres pour exprimer sa préoccupation, on met en place un suivi, et ensuite on verra si on prononce des sanctions.
Est-ce que l’Europe peut agir alors que les Polonais ont voté (39,1 %) pour un gouvernement ultra-conservateur ? J.C : L’Union européenne a un énorme impact puisque les pays adhèrent librement à l’UE. Le fait d’y adhérer comporte un certain nombre d’obligations. L’Union est basée sur l’Etat de droit. Nous partageons, non seulement un marché, mais aussi des normes de droit. La confiance entre les pays repose sur l’application par chacun des membres de ces règles. S’il n’y a pas d’Etat de droit, il n’y a plus d’Union européenne.
Il y a un primat du droit européen sur le droit de chaque pays dans un certain nombre de domaines. C’est une préoccupation légitime de la part de l’Europe de s’intéresser à ce que chacun des pays respecte cet Etat de droit. Cela veut dire entre autres que tous les acteurs politiques respectent la Constitution européenne et qu’il existe une séparation des pouvoirs. Cela implique aussi qu’il y ait une justice indépendante, une Cour constitutionnelle indépendante, sinon cela veut dire que les règles, adoptées en commun par nos Parlements nationaux pour y adhérer, ne sont pas respectées. Ce n’est pas une plaisanterie.
Est-ce qu’un bloc de pays d’Europe centrale - membres de l’UE depuis une dizaine d’années - seraine en train de faire bande à part ?J. C : Il y a beaucoup de pays qui n’ont pas vécu la construction européenne depuis le début comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal, la Grande-Bretagne. La liste est très longue. Les pays nordiques sont membres depuis les années 90. Londres pose problème
en voulant organiser un référendum pour sortir de l’UE. Il y a des pays qui veulent sortir et d’autres qui veulent entrer.
Il existe une préoccupation sur le sort de la démocratie dans deux pays précis : la Pologne et la Hongrie de Viktor Orban. Mais il n’y a pas de bloc de l’Est même s’il existe une approche commune de pays d’Europe centrale
sur la question des migrants. C’est ce qu’on appelle le groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie). Ces pays sont d’accord sur le refus des quotas imposés par l’Union européenne sur les migrants. Je ne rentre pas dans ce débat, mais je signale simplement que la Slovaquie et la Hongrie ont lancé des poursuites contre la Commission européenne devant la Cour européenne de justice pour l’imposition de ces quotas. Ils considèrent, entre autres, que c’est une décision qui n’a pas été adoptée par l’ensemble des pays, que l’Allemagne a unilatéralement a abrogé l’accord de Shengen et fait venir 1 million et demi de migrants. Alors que ces deux pays refusent la "répartition autoritaire". Je ne dis pas qu’ils ont raison sur le sujet. Je souligne juste le paradoxe : ce n’est pas seulement l’Europe qui fait des procédures contre tel ou tel pays d’Europe centrale mais ce sont désormais ces pays qui font des procédures à l’encontre de l’Europe.