Dans votre ouvrage, vous exprimez que l'univers n'a jamais été ponctuel, c'est-à-dire que sa taille n'a jamais été nulle ni sa densité infinie : ce qu'on appelle le Big Bang n'est donc pas le commencement, il n'y a pas de point zéro de l'univers, en fin de compte ? Etienne Klein : Notre façon de parler du Big Bang aujourd'hui prolonge notre façon d'en parler des années 50. A l'époque on a inventé ce mot pour décrire l'histoire de l'univers à partir d'une théorie physique, celle d'Einstein, qui s'appelle la théorie de la relativité générale. Cette théorie décrit une force qui s'appelle la gravitation. Quand vous extrapolez à partir de cette théorie pour aller dans le passé, vous observez qu'en effet, l'univers dans le passé était plus dense, plus chaud et plus petit. Et quand vous extrapolez vraiment très très loin dans le passé, vous aboutissez à ce que l'on appelle une singularité initiale. C'est une situation dans laquelle la taille de l'univers observable est nulle, il est donc ponctuel : sa densité est infinie, sa température est infinie. On a assimilé cette singularité à l'origine de l'univers. Mon point est tout à fait simple : cette extrapolation jusqu'à la singularité était abusive. Pour une raison très simple qui est que la théorie d'Einstein ne décrit que la gravitation. Et dans l'univers il y a d'autres forces fondamentales. La force électromagnétique et deux forces nucléaires. Ces forces ne sont pas décrites dans les équations d'Einstein… Qu'est-ce qu'il se passe si on ne prend pas en compte ces forces et que l'on extrapole vers le passé de l'univers ? Etienne Klein : Quand vous extrapolez sans prendre en compte ces forces, vous arrivez à des calculs mathématiquement justes pour décrire cette singularité initiale, mais ils sont physiquement faux, puisqu'ils ne correspondent pas aux conditions qu'ont éprouvé les particules qui étaient dans l'univers à cette époque là. Ces calculs basés sur la relativité générale deviennent physiquement faux à un moment, et c'est ce qu'on appelle le mur de Plank. Donc, par honnête intellectuelle, on doit dire qu'on est capable de décrire l'univers depuis le mur de Plank jusqu'à aujourd'hui, et que cette histoire a duré 13,7 milliards d'années. Le point important est que depuis 40 ans on tente de construire des théories physiques qui essayent de décrire les quatre forces. Pour essayer d'aller en deçà du mur de Plank, pour mieux comprendre l'univers primordial et peut-être même découvrir son origine. Il y a plein de pistes possibles pour unifier ces forces dans un seul formalisme, mais à ce jour, quelle que soit la piste qu'on utilise pour essayer d'"escalader" le mur de Plank et aller au delà, et bien on arrive à la conclusion que la singularité initiale disparaît. C'est-à-dire que le Big Bang n'est plus l'origine explosive qui aurait créé tout ce qui existe, l'espace, le temps, la matière, l'énergie, mais il devient une sorte de transition de phase qui fait passer d'une situation antérieure à une situation postérieure qui correspondrait à notre univers. On n'a donc plus le droit de parler d'origine. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'origine, cela veut dire que l'origine est constamment déplacée, jamais saisie, et que la question de savoir si il y en a vraiment eu une, se pose. Il n'y a pas de théorie unificatrice qui permette de décrire ce qu'il y a avant ce moment de transition de l'univers, c'est ça qui pose problème ? Etienne Klein : Mais il y en a peut être une. La théorie des cordes par exemple, c'est peut être la bonne, mais on n'a pas pas pu la vérifier expérimentalement. Imaginons que ce soit la théorie qui unifie les quatre interactions : c'est une théorie qui implique, qui prédit qu'il n'y a pas de température infinie dans l'univers. Autrement dit, en tout point de l'espace et en tout instant du temps, la température dans l'univers ne peut pas excéder une certaine valeur qui est finie. En disant cela, la singularité initiale dont nous parlions tout à l'heure disparaît, n'a plus de sens physique. Quand on fait de la cosmologie qui essaie de franchir le mur de Plank, on le fait avec des hypothèses très très différentes mais dans tous les cas ça ne part jamais de zéro. Parler de l'origine de l'univers c'est parler de quelque chose qui était déjà là. Si c'est quelque chose qui était déjà là, c'est bien qu'on ne parle pas de l'origine de l'univers, mais d'une étape de son histoire. Y aurait-il une forme d'illusion qui nous cacherait la réalité de l'univers ? On comprend que ces particules dans le vide quantique existent sans exister, c'est un peu de l'ordre de la magie… Etienne Klein : Le vide quantique existe. Il n'existe pas un peu, il existe vraiment. Par contre ce qui est au bord de l'existence dans le vide quantique ce sont les particules. Elles ne sont pas sans masse, mais elles n'ont pas assez d'énergie pour exister vraiment. Pour qu'une particule existe vraiment, il faut que son énergie soit égale à mc2, où m est sa masse (et c2 la vitesse de la lumière dans le vide, NDLR). Si l'univers est trop froid comme c'est le cas aujourd'hui, il n'y a pas assez d'énergie dans le vide quantique pour que toutes les particules aient suffisamment d'énergie pour exister, et donc certaines sont là de façon latente, elles sont comme "fatiguées", et on ne peut les rendre vivaces qu'en leur donnant l'énergie qui leur manque. C'est ce que l'on fait dans les collisions de particules (comme au LHC, le collisionneur de particules du CERN, NDLR) : on transfert l'énergie des particules qui entrent en collision, au vide quantique. Les particules qui étaient là de façon léthargique avalent l'énergie qu'on leur communique, deviennent réelles et s'échappent du vide. C'est cela qu'on détecte dans nos instruments. Sur le rapport au temps dans l'univers, on lit dans votre ouvrage qu'à certaines échelles, le temps n'existe plus : difficile à appréhender quand même… Etienne Klein : Je n'ai pas dit exactement ça : j'ai dit qu'il y a des gens qui travaillent avec l'idée que l'espace-temps est une construction qui n'apparaît qu'à certaines échelles. C'est-à-dire que l'espace-temps lisse et continu que nous utilisons dans nos équations serait une sorte d'émanation, d'émergence qui n'apparaîtrait qu'au dessus d'une certaine échelle spatiale. Si l'on pouvait regarder l'univers à des échelles beaucoup plus petites, à l'échelle de Plank, peut-être qu'on verrait un espace-temps qui serait discontinu, voire complètement différent et qui ne s'appuierait pas sur notre idée traditionnelle de temps et d'espace. C'est peut-être le prix à payer pour devenir capable de comprendre ce qu'il s'est passé avant le mur de Plank. Il faut peut-être détruire notre conception actuelle de l'espace et du temps. Ce qui ne veut pas dire que le temps n'existe pas, mais ce qui veut dire qu'il doit peut-être être caractérisé par d'autres attributs que ceux qu'on lui attribue aujourd'hui. Sur l'univers qui serait peut-être un univers qui se serait rétracté et serait ensuite passé dans une phase d'expansion, celle que nous observons aujourd'hui : cette théorie est-elle la plus plausible ? Etienne Klein : Aujourd'hui, savoir ce qu'il y avait avant le Big Bang est une question de physique, plus une question métaphysique. Le Big Bang n'est plus une singularité, mais une transition. Un moment particulier, d'un univers d'avant à un univers d'après. De quoi était fait cet univers d'avant, on n'en sait pas grand chose, parce que les modèles ne sont pas capables d'extrapoler très au delà de cette transition. Mais même si on ne peut pas aborder tous les points techniques parce que c'est un peu compliqué pour le grand public, je suis un peu agacé qu'aujourd'hui on en reste à une conception du Big Bang qui date des années 50. Les religieux continuent de dire qu'ils sont compétents pour expliquer ce qui a déclenché cette explosion, des scientifiques continuent à laisser entendre qu'il saisiront bientôt la singularité initiale alors qu'elle a disparu dans les équations. Mon message est tout bête, et je ne crois pas qu'un astrophysicien me démentira : nous n'avons pas la preuve scientifique que l'univers a une origine, et nous n'avons pas la preuve qu'il n'y a pas d'origine. Cessons de prendre le fait que l'univers aurait eu une origine comme une vérité indiscutable. Il y a de nombreuses théories actuellement sur le fonctionnement de l'univers ? Etienne Klein : Il y a autant de cosmologies qu'il y a de cosmologistes : si l'on prend
la cosmologie des branes (une sorte d'objet "contenant" un univers, en théorie des cordes, NDLR), on serait sur une brane à quatre dimensions qui se déplacerait dans un espace-temps beaucoup plus vaste. Mais il y a d'autres branes qui circulent dans cet espace-temps, et de temps en temps il y a des collisions entre deux branes, et vu d'une brane particulière, ça donne ce qu'on appelle un Big Bang. Donc là encore, il n'y a plus d'origine de l'univers. Il y a donc cette sorte d'ouverture incroyable de possibilités qui s'offre à la cosmologie. Je ne sais pas si on aura un jour les moyens de les discriminer, c'est-à-dire de voir quelle est la bonne qui s'impose à nous, mais cessons de considérer qu'avant il n'y avait rien, puis qu'il y a quelque chose qui a déclenchée une singularité : cette image naïve est démontée par la science. Mais cette image d'un commencement est plus facile à appréhender, elle simplifie les choses. Les religions s'en servent aussi, c'est pratique cette origine à partir du néant, non ? Etienne Klein : Oui, mais si c'étaient les Chinois qui avaient découvert les équations du Big Bang basées uniquement sur la théorie de la relativité générale, je suis certain qu'ils n'auraient pas dit "c'est un Big Bang correspondant à l'origine de l'univers". En Occident il y a eu cet amalgame entre un fait scientifique et un fait de culture qui a mené à une origine de l'univers, mais rien ne l'imposait en soi. Au milieu de toutes ces équations incroyables, cette physique quantique perturbante pour l'esprit commun, ces nouvelles possibilités d'explications de l'univers, qu'est ce que l'homme représente dans tout ça à votre sens ? Une simple variable dans cette grande équation cosmique ? Etienne Klein : Je ne sais pas…la physique est devenue puissante parce qu'elle a limité ses ambitions. Le physicien ne s'occupe pas de l'humain, il s'occupe des lois physiques. Il a simplifié le monde pour pouvoir le décrire. Et ce monde simplifié ne contient pas la vie, on constate juste que la vie est là. Quel est son statut ? Est-ce que les lois physiques engendrent les lois biologiques ou est-ce que les lois biologiques ont une autonomie par rapport aux lois physiques et existent indépendamment des lois physiques ? Personne n'en sait rien. Tout ce que l'on peut dire de façon sûre c'est que l'homme n'a pas toujours été présent dans l'univers, nous sommes là depuis deux millions d'années et l'univers à 13,7 milliards d'années. Ce qui signifie que l'univers a passé le plus clair de son temps sans l'homme. Pour finir, on est comme pris de vertige en vous lisant, par la complexité mais aussi par la compréhension humaine qui malgré tout parvient à se faire sur ces sujets de la matière, de l'énergie, de l'univers… : l'entendement humain est illimité ? Etienne Klein : L'homme évolue, et trouve des réponses. Pas avec son seul esprit, et je pense qu'il y a un "en dehors" de l'esprit humain. Ce n'est pas l'esprit qui trouve tout seul : l'esprit peut se tromper, être pétri de préjugés, être pris dans l'illusion. Cet "en dehors", c'est ce qu'on appelle le réel. Les physiciens tente de comprendre le réel. Et ils comprennent des choses qui font un retour sur l'esprit. Quand on a compris des choses, cela peut modifier notre façon de "penser notre pensée". Je ne sais pas quelles sont les limites de l'entendement humain, je ne sais pas si nous pourrons tout comprendre mais il faut apprécier ce dont on est capable. Et l'esprit humain a été capable, avec l'aide des expériences, de prédire de nouvelles sortes d'objets physiques, par exemple. Le Boson de Higgs, découvert au mois de juillet dernier, a été prédit il y a 48 ans…