Lutte anti-terroriste : peut-on traquer les djihadistes ?

Interpellation de plusieurs membres d'une filière djihadiste dans différentes régions de France ... 40 personnes prises en otage en Australie par un déséquilibré se revendiquant du djihad ... Comment les services de police et de renseignement peuvent-ils protéger les populations de groupes djihadistes organisés ou de terroristes isolés ? Eléments de réponse avec le sociologue Laurent Bonelli.
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Lutte anti-terroriste : peut-on traquer les djihadistes ?
Entrainement de djihadistes. Capture d'écran
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Anticiper ?

Le terroriste australien d'origine iranienne se revendiquant d'Al Quaïda, a agi sans que quiconque ne puisse prévoir sa prise d'otages : le principe d'une action terroriste isolée, calculée par un individu seul qui décide à un moment précis de passer à l'acte est — par essence — quasi impossible à repérer. La prise d'otages sanglantes en Australie en est un parfait exemple. Le preneur d’otages était en liberté surveillée. Les autorités, semble-t-il, n'ont pas anticipé son passage à l'acte. Les cas de Mohamed Merah, ou de Anders Behring Breivik (le tueur d'extrême droite norvégien) reflètent, là aussi, ce phénomène d'une violence calculée, politique ou religieuse, terroriste, individuelle et aveugle — qui peut survenir soudainement sans que quiconque ne soit en mesure de l'empêcher.
Les différentes tueries sur des campus américains perpétrées par des adolescents, même si des signes ou des textes publiés sur Internet annonçaient leur intention, ne peuvent pas — dans la plupart des cas — être empêchées.
 
C’est donc dans cette nécessaire et difficile lutte contre le terrorisme, la radicalisation, que des questions démocratiques complexes commencent à poindre, soulevant de vrais enjeux de société. Peut-on arrêter quelqu'un qui n'a encore jamais rien fait d'illégal et qui n'a pas non plus déclaré explicitement qu'il voulait le faire ? Quelles méthodes, quels critères permettent d'arrêter les personnes ? Comment les services de renseignements peuvent-ils stopper une entreprise terroriste qui n'agit pas en France mais qui a vocation à agir militairement et "potentiellement" en Syrie et en Irak ? Quelle efficacité dans la lutte contre la radicalisation djihadiste ?
 
Lutte anti-terroriste : peut-on traquer les djihadistes ?
Laurent Bonelli, sociologue, maître de conférence en sciences politiques à l’université Paris-Ouest-Nanterre et corédacteur en chef de la revue Cultures & Conflits.
Faisceau de présomptions et entreprise terroriste
 
La justice et la lutte administrative contre le terrorisme sont deux choses distinctes. Si les services de renseignement de police anti-terroriste ont la nécessité de surveiller et d'arrêter des groupes préparant des attentats sur le sol français, la justice condamne les supposés terroristes sur des actes ou une préparation à des actes terroristes. Le jeune djihadiste rentré de Syrie récemment, condamné à 7 ans de prison ferme lors de son retour en France voulait intégrer le groupe État islamique. Il a été établi qu'il a franchi la frontière avec la Syrie, puis est resté un certain temps dans ce pays avant de revenir. Comment connaitre précisément ces actes-là-bas ?  Quelles étaient ses intentions, une fois rentré en France ? Le simple faisceau de présomptions est-il suffisant pour arrêter des personnes et les condamner aussi sévèrement que des criminels avérés, sans qu'ils n'aient commis un seul acte ou préparation d'acte délictueux sur le territoire ? 
 
Laurent Bonelli, sociologue, maître de conférence en sciences politiques à l’université Paris-Ouest-Nanterre et corédacteur en chef de la revue Cultures & Conflits, estime que les preuves — dans le cadre des lois antiterroristes — n'ont pas besoin d'être très importantes : "Les lois françaises en place depuis le milieu des années 1990 ont une jurisprudence large, il suffit de prouver que quelqu'un a rejoint un groupe inscrit comme terroriste, pour l'arrêter. Des éléments matériels doivent le prouver, ou bien la personne doit avouer, mais c’est tout. Ce qui a certainement dû être le cas du jeune homme qui a été condamné après son séjour en Syrie. Mais dans le cas de la Syrie, tout dépend quel groupe djihadiste les personnes rejoignent. Par exemple, rejoindre l'ASL (Armée Syrienne Libre, ndlr) n'est pas condamnable, puisque ce groupe de combattants n'est pas déclaré comme terroriste par l’Etat français. Le terrorisme, l'entreprise terroriste, les groupes qui les composent sont une définition politique avant tout. Les terroristes des uns peuvent être les réfugiés politiques des autres".  
 
Surveillance et interdiction de la propagande 
 
La récente loi anti-terroriste établit désormais la pénalisation de “l’apologie du terrorisme”, particulièrement sur Internet. Si la crainte des législateurs de voir de nouvelles personnes adhérer au djihadisme par le biais de la propagande du groupe État islamique est compréhensible, nombreux sont les spécialistes  à s'inquiéter des effets négatifs de cette nouvelle disposition légale. Le premier serait celui d'inciter les propagandistes à ne plus pratiquer leur propagande par des voies "simples" à surveiller, comme le réseau Internet, mais à le faire de manières plus indirectes, sur le terrain — ou au sein de "réseaux cachés" beaucoup plus difficiles à espionner. L'adage "connais-ton ennemi" devient donc plus complexe à appliquer dans le cadre de cette loi anti-terroriste, selon ces observateurs de la radicalisation. 
 
Selon Laurent Bonelli,cette nouvelle loi change aussi certaines approches, dont celle du débat public démocratique : "la dernière loi anti-terroriste intensifie et prolonge les dispositifs antérieurs, avec deux formes d'innovation majeures. La première c'est l'application du concept d’entreprise terroriste à l'individu seul. Il n'y a donc plus besoin d'être plusieurs pour créer une entreprise terroriste. Cette disposition est une blague, puisque l'on sait que les personnes qui passent à l'acte vont obligatoirement envoyer des mails, passer des appels, ils ne seront donc jamais totalement seuls dans l'entreprise terroriste. La deuxième est le déplacement de l'apologie du terrorisme vers le code pénal. C'est un glissement de jugement sur les opinions. Normalement, le propos prend du sens par rapport au débat public, et là, ce n'est plus le débat qui sert de référence, mais l'identité de celui qui porte la critique. Ce n'est plus tant l'acte qui compte, mais le sens de celui qui commet l'acte, l'intentionnalité. Une intentionnalité révolutionnaire, par exemple. Ce glissement est important et peut s'appliquer à n'importe quoi, permettre de scruter le discours d'organisations politiques par exemple, et d'ouvrir des répressions très dures."
 
Pour l’heure, la surveillance ciblée des communications et de l'activité matérielle des organisateurs de filières djihadistes de la part des services anti-terroristes français semble efficace. Mais la riposte de ces réseaux djihadistes commence déjà à s'opérer : les membres du djihad incitent par exemple leurs pairs à éviter les communications électroniques, comme c'est le cas dans de nombreux réseaux mafieux, et lorsque c'est une nécessité, à utiliser des outils sophistiqués pour masquer leurs échanges sur le réseau.
 
Lutte anti-terroriste : peut-on traquer les djihadistes ?
Démantèlement d'un réseau djihadiste en France. Capture d'écran
Guerre psychologique et technologique
 
Ce texte écrit par un djihadiste sur le site de partage de textes, justpaste.it, démontre la volonté des membres de l’islam radical djihadiste de se protéger de la surveillance électronique. Le plus étonnant est que rien ne différencie, en substance, cet écrit des tutoriels ou des préconisations émises à l’attention des défenseurs des droits de l’homme, journalistes et autres dissidents politiques combattant des régimes autoritaires : le principe reste celui de rester anonyme sur Internet, de ne pas laisser de traces afin que personne ne puisse remonter à votre localisation physique. 
 
“La question de l'anonymat en ligne est importante en ce jour et cette période. L'avènement de la technologie a rendu l'Internet omniprésent et nécessaire à la vie quotidienne. Cependant, nous voyons que les tyrans ont investi dans des méthodes par lesquelles ils peuvent surveiller chaque parcelle unique des données qui transitent à travers le web. Chaque image, appel téléphonique, message texte, ou toute autre forme de quoi que ce soit, téléchargé ou transféré, est surveillé par ces agences. Cela amène plusieurs questions, pourquoi surveillent-ils ? Qu’avons-nous besoin de faire pour éviter leur suivi ? Comment ?”
 
Après les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance globale opérée par la NSA, les adeptes d’une guerre religieuse sanglante et barbare, reprennent intégralement le travail et le discours des défenseurs du logiciel libre, des libertés individuelles et de la vie privé pour se protéger eux-mêmes. Surprenant retournement de l'histoire ou logique implacable à l'encontre d'un système de surveillance hypertrophié qui permet — au final — une critique radicale du plus grand nombre ?
 
Dans tous les cas, ce principe d’une guerre psychologique et technologique autour des outils numériques de communication semble devenue très importante dans le "monde du djihadisme". Ces groupes aux visées hégémoniques qui combattent en Syrie et en Irak, comme leurs soutiens à l’étranger, sont, de fait, très modernes dans leur maîtrise technologique — que ce soit pour se prémunir des services de renseignements ou se faire connaître — sans dévoiler leur identité via les technologies de l’information. 
 
Lutte anti-terroriste : peut-on traquer les djihadistes ?
Numéro vert mis en place pour signaler des comportements étranges. Capture d'écran
Réponse politique adéquate ?
 
Toute la difficulté se situe désormais dans la nuance que le pouvoir politique est prêt ou non à mettre en œuvre pour réprimer ces groupes. Laurent Bonelli souligne le danger de lois trop larges et sans nuances : "En Espagne, la dernière loi en date interdit de manifester devant le siège des partis politiques. Le précepte qui revient le plus souvent est celui qui établit que la parole produirait de l'action, ce qui est totalement stupide. Est-ce que si quelqu'un dit quelque chose, il le fait obligatoirement ?".
Le sociologue conclut avec une réflexion qui laisse une place très large au débat sur la radicalisation et son expression : "J'ai l'exemple en tête d'une étude en Allemagne à propos de la transition du nazisme qui a établi que les bons élèves dans les collèges et lycées déclaraient majoritairement que le nazisme était quelque chose de "mal", et parallèlement, les plus mauvais élèves tenaient massivement des discours pro-nazis. On voit bien qu'en réaction à un système en place, comme le système scolaire, il est important pour ceux qui ne sont pas des bons éléments en son sein, de le critiquer, de le rejeter en adhérant à ce qui le déstabilisera le plus."
 
Les moyens policiers pour arrêter les djihadistes et ceux qui maintiennent leurs filières sont là, mais qu'en est-il d’arrêter l'idée et l'adhésion au djihadisme ? La question reste entière.