Luxembourg : une formidable boîte à outils de l’optimisation fiscale

On appelle déjà cela les LuxLeaks : le Consortium international des journalistes d’investigation vient de dévoiler comment le grand-duché permet à des centaines de sociétés de fuir le fisc de leur pays. Dans le viseur : Jean-Claude Juncker, vingt ans à la tête du pays et nouveau président de la Commission européenne.
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Luxembourg : une formidable boîte à outils de l’optimisation fiscale
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06.11.2014
Les plus perfides diront que la Suisse se sent un peu moins seule ce matin. Car c’est une très grosse affaire d’optimisation fiscale – dont le petit nom est tout trouvé, LuxLeaks, 28?000 pages de documents fiscaux confidentiels que l’on peut consulter en suivant ce lien – que vient de dévoiler, à grand fracas, le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ).

Mais de quoi s’agit-il ? Plus de 340 grandes entreprises comme Amazon, Pepsi, Fedex ou Ikea fuient le fisc en se mettant "au chaud" dans l’oasis fiscale du grand-duché ! Le rapport est "tellement exclusif et secret" que France Inter, dit l’avoir vu en Une d’une trentaine de journaux ce jeudi matin. En réalité, ils sont au nombre de 40, ces médias internationaux. Dont, en Suisse, le Tages-Anzeiger de Zurich – qui parle de "Milliardenrabatte" ("des milliards d'économie"), le Bund de Berne – qui qualifie cela de "Steuertricks" (subterfuge fiscal) – et Le Matin (Dimanche).

Même l’Etat canadien…

Ce dernier écrit que "même le gouvernement canadien a obtenu un arrangement fiscal au Luxembourg", sur "les fonds de retraite de tous les employés fédéraux" d’Ottawa, "y compris ceux de la police" et des… enquêteurs fiscaux ! Il "a investi dans l’immobilier à Berlin", dans une septantaine d’immeubles, "pour 260 millions d’euros". Des sociétés au Luxembourg lui ont permis, dans la foulée, "d’économiser 11 millions d’euros de taxes de mutation en Allemagne, et ensuite de minimiser l’impôt sur les revenus générés".

L’Etat canadien, pourtant réputé comme bon élève de la "transparence fiscale dans le cadre du G20 ou de l’OCDE, ferme les yeux". Le quotidien lausannois promet de mettre "en ligne dès aujourd’hui ces documents du fonds de pension fédéral canadien, ainsi que 547 autres lettres de confirmation du fisc". Où l’on verra que la liste des entreprises pratiquant l’optimisation fiscale "à grande échelle" – selon l’expression de Libération – dans le monde "s’allonge considérablement", aux yeux du New York Times.

Le champion: Ikea

A noter que l’on parle bien d’optimisation fiscale, mais que beaucoup de journaux, comme Les Echos, ne transigent pas sur les termes en titrant : "Le Luxembourg, plaque tournante de l’évasion fiscale." Ils précisent que "les opérations réalisées par ces groupes vont du déplacement d’un siège social au Luxembourg à la création d’entités ad hoc destinées à porter des actifs ou à réaliser des acquisitions. Le Luxembourg n’est qu’un maillon de la chaîne, les sommes transitant ensuite par des centres financiers offshore. Ikea serait l’entreprise la plus agressive fiscalement. Des groupes français comme Axa et le Crédit Agricole sont aussi concernés."

Les astuces sont innombrables. France Télévisions indique par exemple que "dans certains secteurs, les entreprises bénéficient d’un taux de TVA réduit. D’autres groupes utilisent, eux, un régime très favorable sur l’utilisation des brevets et des marques. Les derniers profitent d’exigences faibles en matière d’endettement ou cumulent carrément plusieurs types d’opérations. Au final, le résultat est le même: chaque multinationale obtient un taux d’imposition effectif très bas, voire nul."

Les Belges "remontés"

Est-ce que cela fait pour autant du Luxembourg un paradis fiscal ? "Sur le papier, non. Officiellement, le Grand-Duché affiche un taux d’impôt sur les sociétés élevé, 29,22%, et les entreprises y paient un impôt sur la fortune sur la valeur de leurs actifs. Mais elles y bénéficient d’un arsenal d’exonérations et d’avantages fiscaux, tous légaux." D’après la revue de presse d’Alex Taylor, toujours sur le site de France Inter, ce sont les Belges qui "sont les plus remontés, se sentant visiblement trahis par leur petit voisin. Le ton est shakespearien : Des deals secrets qui nous coûtent des milliards !", se scandalise par exemple De Standaard.


Un "jailbreak" fiscal

Il semblerait que ce soit Le Soir qui, mercredi soir, à 22h14, ces informations, en expliquant "comment le Luxembourg siphonne les revenus belges grâce à un dumping fiscal". Son éditorialiste est très remonté : "Un marché unique, sans unité fiscale, est un marché de dupes. […] Le Grand-Duché nous rit au nez." Et "face à ce jailbreak fiscal, l’austérité aveugle n’est plus de mise". Pour reprendre la formule que nous livre l’économiste Thomas Piketty, finissons-en avec le "libre-échange en échange de rien. Si notre pays ne se ressaisit pas, s’il s’obstine à appliquer des recettes de réduction linéaire d’effectifs dont on sait qu’elles ne régleront pas le défi de la juste perception d’un impôt équitable, la Belgique serait non seulement victime mais aussi complice des agissements luxembourgeois."

Pour le quotidien bruxellois, "l’ancien Premier ministre et ministre des Finances luxembourgeois Jean-Claude Juncker, qui a avalisé ces montages et préside désormais la Commission européenne," devra évidemment rendre des comptes. "Est-ce ainsi qu’il conçoit la compétition fiscale intracommunautaire ?" Le scandale paraît tellement énorme qu’on se demande même comment Juncker pourra tenir à son poste.

Twitter rit…

D’ailleurs, qu’en dit-on au Luxembourg ? "Pas grand-chose. Pour le moment, c’est le seul pays dont les journaux n’en parlent pas, du moins sur leur site." Le Luxemburger Wort se félicite du taux d’inflation rudement bas, tandis que Le Quotidien vante "la tradition multilingue dont notre petit dont notre petit pays peut être, à juste titre, fier". Seul L’Essentiel évoque l’affaire, en précisant que "Ces documents concernent la période de 2002 à 2010, qui correspond à l’ère du gouvernement de Jean-Claude Juncker" et sont issus d’accords passés avec la société de révision PricewaterhouseCoopers, et d’autres du même type.

Sur Twitter, où les mots dièse #luxleaks et #luxembourg sont promis à de beaux lendemains, on ne parle plus que de cela depuis mercredi soir, de la "souplesse" du grand-duché, dit BFMTV. Parfois non sans humour :





Et c’est logique : chaque journal partenaire de l’ICIJ règle la focale sur les sociétés du pays où il est édité. Et comme le sujet difficile à illustrer par la photographie, c’est un portrait du nouveau président de la Commission européenne que les médias électroniques affichent. Comme La Stampa de Turin, qui parle, à propos des entreprises italiennes concernées de "numerosi gruppi italiani come Finmeccanica, Banca delle Marche, Banca Sella, IntesaSanPaolo, Unicredit, Ubibanca"…


Juncker prudent

La Süddeutsche Zeitung prétend que la vénérable Deutsche Bank est concernée. Et le Guardian développe très longuement le sujet, infographies comparant les PNB nationaux à celui du Luxembourg à l’appui. Quant à L’Avenir belge, il prévient aussi que Jean-Claude Juncker, "à la tête du grand-duché durant près de vingt ans, […] est considéré comme l’un des architectes" du système fiscal attractif du Luxembourg. "Il aura à superviser des enquêtes lancées contre les rulings avantageux octroyés par plusieurs pays, dont le sien." Interrogé à ce sujet mercredi, il a promis de ne pas s’immiscer dans les enquêtes que conduira le commissariat à la concurrence. Il dit aussi ne pas vouloir les freiner : "Je trouverais ça indécent."

La Libre Belgique note, elle, que la Commission "a ouvert en juin quatre enquêtes sur la pratique fiscale de tax ruling visant des Etats membres. L’une vise l’Irlande et concerne des accords passés entre l’administration fiscale et le géant américain d’internet Apple, soupçonné d’avoir bénéficié d’un traitement de faveur contraire aux règles européennes de la concurrence. Une deuxième concerne des soupçons d’avantages fiscaux accordés par les Pays-Bas à la chaîne de cafés Starbucks. La troisième porte sur des accords passés par le Luxembourg avec Fiat Finance and Trade, qui fournit des services de gestion de trésorerie au groupe automobile Fiat. La dernière, ouverte en octobre, vise Gibraltar."