Le scénario est digne d’un film hollywoodien. Les forces armées maltaises ont appréhendé, ce mercredi 20 novembre, un riche et célèbre homme d’affaires, dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat de la journaliste d’investigation Daphne Caruana Galizia en 2017. Au moment de son interpellation, le suspect tentait de fuir l’île à bord de son yacht.
Il s’appelle Yorgen Fenech. Son rôle exact n’est pas précisé, mais plusieurs éléments laissent à penser qu’il pourrait détenir des informations sur le meurtre de la journaliste et bloggeuse Daphne Caruana Galizia.
"Nous avons arrêté un homme dans le cadre de notre enquête sur le meurtre de Daphne Caruana Galizia", a déclaré à l'AFP un policier de haut rang sous couvert d'anonymat.
L’homme d'affaires aurait versé des fonds à des proches du Premier ministre maltais, via une société. La journaliste assassinée avait commencé à écrire sur cette mystérieuse entreprise, avant sa mort.
Une arrestation spectaculaire
Yorgen Fenech a été cueilli à l’aube par les forces de police, alors qu’il tentait de quitter l’île, en embarquant précipitamment à la marina de Portomaso en direction de l’Italie.
Une interpellation, qui survient au lendemain d’un rebondissement crucial dans l'enquête. Mardi 19 novembre, Joseph Muscat le Premier ministre maltais annonce avoir donné son aval pour accorder l’amnistie à un intermédiaire
« connecté à l’assassinat ». Un homme qui a été arrêté cinq jours plus tôt dans le cadre d’une opération anti-blanchiment. Un témoignage clé devant le tribunal, contre un gage d’immunité.
Qui est Yorgen Fenech ?
Yorgen Fenech est bien connu des milieux financiers maltais. C’est un homme d’affaires influent qui dirige une prospère holding familiale, qui compte plusieurs hôtels et des casinos. Il est également le directeur et l'un des propriétaires d'Electrogas, qui avait remporté en 2013 un contrat juteux de plusieurs millions d'euros avec l'Etat maltais pour la construction d'une centrale électrique au gaz.
L'agence maltaise du renseignement financier (FIAU) a également identifié Yorgen Fenech comme le propriétaire de « 17 Black », une société basée à Dubaï. C’est pour cette activité notamment, qu’il était dans le viseur de Daphne Caruana Galizi.
Huit mois avant sa mort, la journaliste avait écrit sur cette obscure société, affirmant qu'elle était connectée à des hommes politiques maltais.
L'enquête en cours
Daphne Caruana Galizia a été tuée dans l'explosion de sa voiture piégée le 16 octobre 2017. Elle avait révélé certains des pans les plus sombres de la vie politique maltaise, s'en prenant au Premier ministre qu'elle accusait d'avoir fait de Malte une "île mafieuse".
Trois hommes, considérés comme de simples exécutants, sont en attente d'être jugés pour le meurtre : il s'agit des frères Alfred Degiorgio et George Degiorgio, ainsi que de Vince Muscat arrêtés le 4 décembre 2017. Mais qui est le commanditaire de l'assassinat de la journaliste ?
L'essentiel du travail d'enquête de cette journaliste chevronnée de 53 ans, mariée et mère de trois fils, s'appuyait sur la partie maltaise des "Panama Papers".
En particulier, des mails révélés par cette enquête journalistique ont montré que des sociétés panaméennes appartenant au ministre de l'Energie de l'époque (actuellement ministre du Tourisme) Konrad Mizzi et au chef de cabinet du Premier ministre, Keith Schembri, avaient reçu plusieurs milliers d'euros par jour de 17 Black, pour des services non rendus.
La démission de Joseph Muscat réclamée
Une manifestation à l'invitation du groupement Repubblika a réuni une foule importante ce mercredi 20 novembre à La Valette.
"Daphne avait raison, après tout", scandait-elle.
"Non à la corruption", clamaient des panneaux tandis que la soeur de Daphne a placé un message sur la porte du siège du gouvernement disant:
"les escrocs se sont remplis les poches mais ils n'auront jamais la paix de l'esprit. #Lavériténemeurtjamais".
Le Parlement a même dû stopper ses travaux dans la journée lorsque des parlementaires de l'opposition ont quitté les lieux pour protester contre le maintien en poste des ministres impliqués.
Certains manifestants ont bloqué des voitures de ministres et crié
"mafia, mafia" ou
"honte à vous".
"Je ne veux pas que mes enfants grandissent dans ce Malte-là", a déclaré à l'AFP Donna Portelli, une protestataire tandis que le blogueur Manuel Delia appelait à de nouvelles élections suite à l'effondrement des institutions de l'île.
Les fils de Mme Caruana Galizia ont qualifié l'arrestation du trentenaire de
"développement attendu depuis longtemps et important", priant les autorités de
"continuer à enquêter sur les liens découverts par (leur) mère entre Fenech (d'un côté), le chef de cabinet du Premier ministre Keith Schembri et le ministre (de l'Energie auparavant et maintenant du Tourisme) Konrad Mizzi".Dans un tweet, l'un des fils, Andrew s'en est pris directement au Premier ministre: "
Si Joseph Muscat n'avait pas protégé Keith Schembri et Konrad Mizzi en 2016, ma mère serait encore en vie. Il a du sang sur les mains".
M. Muscat a rétorqué qu'il n'y avait aucune preuve de liens entre ces deux politiciens et le meurtre de la journaliste, soulignant qu'il a lui-même donné l'ordre d'intercepter Fenech pour empêcher "
une potentielle fuite".
Après avoir longtemps refusé, Malte a ouvert une enquête indépendante sur l'affaire Caruana en septembre, confiée à un juge à la retraite.