“Le pouvoir russe est autiste et figé.“
Vous attendiez-vous à des manifestations d’une telle ampleur ? Pas du tout. J’ai été très étonnée. La capacité de la mobilisation avait été testée depuis des semaines, sans grand succès, et on dit toujours que si un mouvement ne prend pas tout de suite alors il y a peu de chance qu’il prenne ensuite… Or nous assistons aujourd’hui, à une vraie mobilisation, assez inattendue. Que signifie ce mouvement ? Il répond à un sentiment assez général de ras le bol contre une société figée. Les Russes ont besoin de changement, pas forcément radicaux, mais de quelque chose qui bouge au sein de ce pouvoir qui commence à vieillir. Par ailleurs, dans ces manifestations on peut voir des choses très différentes, il n’y a pas une opposition mais des oppositions : des drapeaux soviétiques y flottent aux côtés d’autres aux couleurs patriotiques, et on y entend des voix de toutes sortes. Aucun leader n’en émerge vraiment. J’ai entendu certains commentateurs oser des comparaisons avec les printemps arabes, mais ce n’est vraiment pas pertinent. Ce mouvement est spécifique à la Russie et il y aura aussi une réponse spécifique. Quelle pourrait être cette réponse ? Alors là, c’est la question à 1000 dollars ! Le pouvoir est sclérosé, replié sur lui-même et en son sein, plus aucune voix ne porte la contradiction. Or les Russes veulent qu’on les entende, même si c’est seulement de temps en temps. Mais ce gouvernement est autiste, figé dans sa certitude d’avoir remporté les élections – ce qui est certainement le cas. Vont-ils savoir entendre le message ? Que dire des fraudes électorales du 4 décembre ? Le pouvoir en avait-il besoin pour conserver sa majorité ? Ont-elles joué un rôle dans l’amplification de la contestation ? Le Kremlin n’a pas besoin d’ordonner des fraudes. Elles sont mises en œuvre quasi automatiquement par des échelons inférieurs, par des fonctionnaires zélés et lointains. Cela dit je suis convaincue que la fraude n’a pas eu tant d’ampleur que cela. On nous dit que le parti Russie Unie, celui de Poutine et Medvedev, n’aurait recueilli que 30% des suffrages. Je n’y crois pas un instant. Les tricheries ne sont certainement pas plus importantes que lors de scrutins précédents. Mais il est vrai qu’avec le développement d’Internet et des réseaux sociaux, elles ont eu beaucoup plus d’écho qu’auparavant. Il ne faut pas oublier que 50 millions de Russes sont connectés, et qu’ils raffolent des potins qu’on trouve sur la toile. Alors ces images d’urnes trafiquées se sont répandues comme une trainée de poudre à travers tout le pays et ont reçu un écho inattendu qui a pu jouer le rôle de moteur à la fronde. Les Russes semblaient pourtant plutôt contents de Vladimir Poutine qui avait redonné du lustre à la Russie, avait remis le pays au centre du jeu diplomatique et qui a fait progresser le niveau de vie avec une croissance encore aujourd’hui à 4%. Comment expliquer ce désamour ? Il y a dans la population un fort sentiment d’usure du pouvoir. Ce qui s’est passé dans ce pays en vingt ans est absolument colossal. La transition économique et politique a été menée à un rythme infernal et le changement des personnes n’a pas suivi, aussi bien dans la classe dirigeante que parmi l’opposition. Il aurait fallu que la classe politique se renouvelle, elle aussi. Les Russes se sont en effet habitués à aller mieux, à vivre plus aisément. Mais les réformes qui auraient dû accompagner tous ces changements n’ont pas été faites. Et les Russes trouvent que leur niveau de vie stagne. Au fond, Poutine est d’abord victime de lui-même. Le Poutine d’aujourd’hui n’est plus celui d’il y a 20 ans. Il était offensif, parfois caustique. Aujourd’hui, on le sent acerbe, sur la défensive, en hyper contrôle permanent. Lui et Medvedev ne savent pas quoi faire, comment aller de l’avant, sans se perdre. Ils se souviennent aussi que Mikhaïl Gorbatchev (dernier chef d’État de l’Union soviétique) a vite été débordé par ses réformes. Les Russes sont entrés dans une ère de sophistication sociale due aux progrès sociaux, et la grogne est le double résultat de cette sophistication et de ces progrès.
L’opposition représente-t-elle une alternative sérieuse ? Le seul leader c’est Ziouganov, le chef du Parti communiste russe, qui est le deuxième parti de la Fédération. Et il n’attire plus seulement les retraités. On y voit de plus en plus de jeunes, qui ne veulent pas seulement gagner de l’argent, mais retrouver des valeurs, une identité. Depuis sa prison, Mikhaïl Khodorkovsky ne peut absolument pas être une figure charismatique de l’opposition. Il est juste une figure de ralliement des intellectuels. L’opposition est très divisée, il y a des libéraux, des nationalistes, des communistes, et le seul dénominateur de tous ces gens-là c’est d’être contre Poutine… Voyez-vous dans ce qui se passe à Moscou une ressemblance avec le mouvement des indignés ? Effectivement cela pourrait passer pour un mouvement d’indignés. Sauf qu’en dehors d’être indignés contre Poutine, on ne sait pas trop ce qu’ils veulent. L’autre rapprochement avec le mouvement international des indignés, c’est cette absence de programme justement et l’utilisation des réseaux sociaux d’Internet. Cette révolte a-t-elle des chances de durer ? Elle pourrait continuer un certain temps, tout dépend des interactions entre les phénomènes de peur d’un côté et d’emballement de l’autre. Par exemple, aujourd’hui, ce 10 décembre, les manifestations étaient autorisées et j’ai été frappée d’entendre des participants dire : « donc on y va, puisque on ne fait rien de mal ». Si les prochaines sont interdites alors elles seront moins suivies et certainement plus violentes. La réaction du pouvoir sera décisive : s’il autorise cette contestation, alors il fera preuve d’intelligence.