Fil d'Ariane
Depuis mi-avril, des centaines d'étudiants américains organisent des "campements en solidarité avec Gaza" devant leurs universités. Malgré la répression policière, le mouvement se répand dans le pays et même dans le monde. Comment expliquer l'ampleur de cette mobilisation ? Réponses avec un étudiant mobilisé et un chercheur spécialiste du sujet.
Un étudiant manifestant contre la guerre à Gaza passe devant des tentes et des banderoles dans un campement à Harvard Yard, à l'université de Harvard, aux Etats-Unis, jeudi 25 avril. AP/ Ben Curtis.
De Paris à New York, de Sydney à Atlanta, les étudiants sont au centre des mobilisations pro-palestiniennes depuis une dizaine de jours. En France, à Sciences Po Paris, certains étudiants ont bloqué le campus parisien, en protestation contre la guerre à Gaza et le lien de cette école élitiste avec des institutions israéliennes, avant de se retirer à la faveur d’un accord avec la direction et après une intervention policière. D’autres universités ou campus étaient aussi le théâtre de mobilisations étudiantes, sans attirer autant d’attention politique ou médiatique.
Même si les mobilisations pro-palestiniennes, y compris dans les universités, se produisent régulièrement en France depuis le déclenchement de la guerre le 7 octobre, les plus récentes font écho en partie à des manifestations sur les campus américains, très médiatisées depuis mi-avril. Ces « campements en solidarité avec Gaza », qui rassemblent plusieurs centaines d’étudiants pendant des jours et des nuits devant leurs universités sans en bloquer l’accès, se sont intensifiés après que la police a arrêté une centaine d’étudiants de la prestigieuse université de Columbia à New York, le 18 avril.
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Certaines demandes de ces étudiants sont spécifiques à chaque université, voire plus larges que la guerre à Gaza. Les étudiants mobilisés à CUNY, une institution publique de la ville de New York et l’une des plus grandes universités du pays, réclament par exemple la démilitarisation de leur école (c’est-à-dire l’absence de policiers sur les campus) et la gratuité des frais de scolarité. Ceux de NYU, une université privée de New York, exigent la fermeture d’un campus de cette institution à Tel Aviv.
Les différentes organisations se rejoignent sur leurs revendications principales : un appel au cessez-le-feu, à la libération palestinienne, la reconnaissance d’un génocide en Palestine, le désinvestissement de leurs universités vis-à-vis des entreprises impliquées dans la guerre à Gaza, le boycott des institutions israéliennes.
Mustafa Al-Nomani, étudiant de 27 ans à CUNY, participe avec quelques centaines d’autres au campement devant son université depuis jeudi 25 avril. Il rapporte que le président a accepté d’ouvrir des négociations lundi 29 avec les élèves, qui s’organisent en attendant sur le campus entre tente médicale et bibliothèque temporaire.
« Si les États-Unis continuent à ignorer le fait qu’Israël est une puissance occupante, nous allons démontrer le concept d’occupation. Nous avons un droit sur nos universités en tant qu’étudiants, explique le jeune homme. CUNY a été un foyer de mobilisation étudiante constant depuis les années 60 et la guerre au Vietnam. Et maintenant, nous protestons contre un génocide en cours, qui bénéficie de l’aide des États-Unis. Nous refusons un retour à la normale et de faire comme si de rien n’était. »
Les étudiants se sentent responsables des liens de leurs universités avec Israël et veulent lutter contre.
Mustafa Al-Nomani, étudiant mobilisé contre la guerre à Gaza à CUNY.
Robert Cohen, professeur d’histoire et de sciences sociales à NYU, spécialiste des mobilisations étudiantes, estime que le mouvement actuel est « le plus important mouvement sur les campus américains depuis le début du XXIème siècle ». Si certaines mobilisations comme Black Lives Matter étaient aussi très actives dans les universités ces dernières années, elles ne concernaient pas spécifiquement les étudiants et leurs organisations.
« Cela s’est répandu très vite à travers le pays. Comme le mouvement Occupy qui a rendu les gens plus conscients des inégalités économiques en 2011, il aide à rendre visible la guerre à Gaza et les pertes tragiques de vies civiles, analyse-t-il. Mais je ne pense pas que les revendications de désinvestissement ou de boycott aboutiront, puisque beaucoup d’États américains ont des lois contre le soutien au mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions, mouvement pro-palestinien international, NDLR). Et les soutiens à Israël ont beaucoup plus de pouvoir économique et politique que ces étudiants. »
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Pourquoi les étudiants prennent-ils aujourd’hui une place aussi importante dans le mouvement pro-palestinien ? « La politisation de notre génération se fait en accéléré, répond Mustafa Al-Nomani. Les jeunes voient toutes les images de Gaza, les corps, les décombres, les destructions, chaque jour sur leur portable. Les étudiants se sentent responsables des liens de leurs universités avec Israël et veulent lutter contre. »
Robert Cohen confirme le rôle des réseaux sociaux dans ces mobilisations : « Ce n'est pas totalement nouveau, dans la mesure où les étudiants à l'époque du Vietnam voyaient aussi les images de violence et de mort dans les journaux télévisés. Mais ce n’était pas aussi instantané et omniprésent que d'allumer son portable et de tout recevoir. Les réseaux sociaux rendent les réactions plus intenses et participent à rendre une mobilisation rapide possible. »
Le soutien militaire, financier et politique des États-Unis à Israël est la cible particulière des critiques des opposants. « Contrairement au Vietnam, il n’y a pas de troupes américaines envoyées sur place. Mais les étudiants se sentent coupables en voyant les images de morts civils à Gaza, puisque l’argent du contribuable américain est utilisé pour mener cette guerre sanglante. L’escalade, les bombardements, l’augmentation du bilan civil ont provoqué ce soulèvement », poursuit le chercheur.
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Selon lui, le fait que les étudiants n’aient pas leur mot à dire dans les décisions de leurs universités en matière de financements ou de partenariats expliquent le choix de l’occupation comme méthode de protestation étudiante, tout comme dans les années 60. L’organisation à l’origine des mobilisations, Students for Justice in Palestine, existe d’ailleurs depuis les années 1990. « Et les universités sont des lieux d’apprentissage, d’idéalisme. Un campus est par excellence l’endroit où on doit pouvoir remettre en question les idées dominantes », ajoute ce professeur.
Robert Cohen est particulièrement attentif à la répression inédite à laquelle le mouvement fait face. Depuis le début des mobilisations, plusieurs centaines d’étudiants ont été arrêtés à travers le pays. La police a aussi reconnu avoir utilisé des « agents chimiques irritants » lors de violentes arrestations à Atlanta, tandis que des organisations étudiantes ont aussi dénoncé l’usage de tasers et de balles en caoutchouc.
« Cette répression extrême et rapide est nouvelle, pour un mouvement de protestation qui n’est ni très large ni très turbulent, commente le chercheur. Les étudiants ne sont pas violents ; ils ne perturbent même pas les activités de l’université. Jusque-là, c’était généralement le critère avant l’intervention de la police. Dans les années 60, il fallait par exemple s'emparer d'un bâtiment pour que l'université appelle la police. Le faire pour une occupation d'une pelouse à Columbia, ou d'une place devant l’université de New York, n'aurait jamais existé auparavant. Cela montre le degré inquiétant d’autoritarisme qu’on a aujourd’hui atteint. »
« Cela prouve aussi l’efficacité de la mobilisation, juge de son côté Mustafa Al-Nomani. Les manifestations étudiantes ces dernières années ont reçu assez peu d’attention de la part de la police, alors que nous assistons aujourd’hui à certains des exemples les plus brutaux de violences policières. Les autorités ont peur de la puissance de notre mouvement. »
Cette opposition des autorités est pour elles à double tranchant. Même si elle réprime le mouvement, elle a aussi participé à booster l’attention et le soutien dont bénéficient les manifestants. Après la centaine d’arrestations à Columbia le 18 avril, les « campements en solidarité avec Gaza » ont fleuri à travers le pays, voire à l’étranger. Le site Palestineiseverywhere.com, qui se base sur des recensements étudiants et médiatiques, en compte à ce jour 58.
Cette diabolisation du mouvement fait peur aux présidents d’université. Mais si eux ont peur, qui va défendre la liberté d’expression et la liberté académique ?
Robert Cohen, chercheur spécialiste des mobilisations étudiantes.
Mustafa Al-Nomani estime que le fait de voir leurs camarades brutalement arrêtés a encouragé des étudiants, qui n’étaient pas engagés jusque-là, à rejoindre les mobilisations ou les campements. Robert Cohen ajoute que c’est aussi le cas de professeurs, qui ont par exemple œuvré pour la libération de leurs élèves en garde à vue. Certaines universités ont aussi fini par autoriser les étudiants à rester sur les campements, sous conditions.
« Chaque fois qu’on fait appel à la police face à une manifestation d'étudiants, à moins qu’ils ne soient en train de faire quelque chose de vraiment violent, le corps étudiant et le corps enseignant s’y opposent. Même s'ils peuvent ne pas être d'accord avec la politique des manifestations, ils ne pensent pas que les étudiants qui protestent pacifiquement devraient être embarqués par des policiers en tenue anti-émeute », souligne-t-il.
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Selon le chercheur, cette répression, organisée par les dirigeants d’université, s’explique par la pression politique et économique à laquelle ils et elles font face. Le 17 avril, Nemat Shafik, la présidente de l’université Columbia, a été auditionnée par une commission parlementaire au Congrès américain.
Celle-ci lui reprochait, comme aux présidentes des universités d’Harvard et de Pennsylvanie poussées à la démission en décembre et janvier, de ne pas suffisamment agir face à un « foyer antisémite » qui se serait propagé dans son université. Des membres républicains du Congrès ont argué que des slogans pro-palestiniens, comme l’appel à une Palestine libre « de la mer au Jourdain », constituaient l’une des preuves de cet antisémitisme. Le lendemain, la présidente de Columbia autorisait la police à entrer dans l’université et à arrêter des étudiants.
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Pour autant, cela n’a pas été suffisant pour de nombreuses figures politiques américaines, qui appellent toujours à sa démission, à l'instar du président de la chambre des Représentants. De son côté, le propriétaire du club de football américain Patriots de la Nouvelle-Angleterre a annoncé retirer son soutien financier à l’université.
« Si vous êtes président d’une autre université, moins prestigieuse que Columbia, qu’est-ce que vous allez vous dire ? Vous allez penser qu’il vaut mieux s’aliéner les enseignants ou les étudiants que les donateurs, les administrateurs et le Congrès. Cette diabolisation du mouvement fait peur aux présidents d’université. Mais si eux ont peur, qui va défendre la liberté d’expression et la liberté académique ? », s’inquiète Robert Cohen.
Le chercheur rappelle que si des « actes antisémites » peuvent exister « en marge du mouvement », il ne s’agit pas de son essence, tout comme l’ont rapporté de multiples observateurs politiques ou médiatiques. « Et cette caricature est ensuite utilisée comme prétexte, sans preuves, pour le réprimer dans son ensemble », ajoute-t-il.
De l’autre côté du spectre politique, Mustafa Al-Nomani redoute aussi une instrumentalisation démocrate de la mobilisation étudiante en faveur de la Palestine. Plusieurs personnalités du parti, comme Alexandria Ocasio-Cortez ou Ilhan Omar, se sont rendues sur les campements pour apporter leur soutien.
« Des politiciens nous utilisent pour leurs propres intérêts opportunistes. Certains le font pour se racheter, pour récupérer leur base auprès des jeunes. Nous refusons de les approuver, sauf s’ils sont sincèrement là pour sensibiliser à ce qu’il se passe à Gaza », affirme-t-il.
La volonté des Démocrates de regagner le vote des jeunes, qui manquent pour certains d’enthousiasme face à la candidature de Joe Biden à sa réélection en novembre, pourrait en effet pousser le président et son camp à légèrement influer leur position sur la guerre à Gaza et le soutien américain inconditionnel à Israël.
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« Selon les sondages, la cause palestinienne n’est pas l’enjeu prioritaire pour les jeunes votants. Mais c’est quand même une question importante, et dans une élection aussi serrée, elle peut affecter Biden. Il a en partie gagné en 2020 grâce aux jeunes. Et certains de ces jeunes, sans aller jusqu’à donner leurs voix à Trump, pourraient s’abstenir de voter pour celui qu’ils surnomment ‘Genocide Joe’ », présage Robert Cohen.
Le chercheur estime aussi que ces mobilisations étudiantes, comme les 100 000 votes blancs d’une partie de la communauté arabe lors des primaires démocrates du Michigan en février, peuvent encourager les Démocrates à devenir plus critiques de la politique offensive du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu. « Mais ce genre d’impact, comme lors de la guerre au Vietnam, met du temps à s’établir. Et pour l’instant, les États-Unis continuent d’approuver l’envoi d’aide à Israël ».