Fil d'Ariane
La dernière fois que Denise Epoté et moi avons vu le grand Manu, comme beaucoup d’entre nous l’appelions, c’était le 16 janvier 2020, en l’église protestante de la Grande Armée, située sur l’avenue éponyme, à Paris, lors des obsèques de Marie-Louise Seba, l’épouse de l’artiste camerounais Georges Seba.
En toute simplicité, car c’était une légende d’une simplicité désarmante, nous nous sommes dit que ça faisait bien longtemps que nous ne nous étions guère vus. Quelques semaines plus tard, il entrait à l’hôpital. Nous ignorions alors qu’il s’apprêtait à rejoindre les Ancêtres.
Fils unique d’un père fonctionnaire et d’une mère couturière, Odilien Emmanuel Dibango Dibango, dit Manu Dibango, naît en 1933, à Douala – alors deuxième ville du Cameroun sous mandat français –, dans une demeure plutôt bourgeoise, où trône un harmonium. À l’époque, seul l’un de ses oncles joue de cet instrument. Sa mère, N'Djoké Dibango, est par ailleurs cheffe de chœur de la chorale mixte de l’église évangélique locale.
À la maison, il y a également un gramophone, l’un des rares détenu par un autochtone. Et le jeune Emmanuel écoute, très tôt, les 78 tours de Tino Rossi, comme les musiques africaines ou cubaines, importées par les marins qui accostaient alors au port de Douala.
Notre reportage en 2019 à Jazz in Marciac :
Mais surtout, pour celui qui s’est très tôt considéré comme un enfant chanceux, béni des dieux, il y a un mentor : Daniel Doumbe Eyango, fils de pasteur et chef de chœur, lui aussi, d’une autre église protestante locale. Ancien élève du conservatoire de Marseille, harmoniste parfait, c’est Daniel Doumbe Eyango qui, se souvenait Manu, « va lui ouvrir les yeux sur la musique. »
Alors qu’il n’a que quinze ans, les parents du jeune Emmanuel décident de l’envoyer poursuivre ses études à Saint-Calais, dans le centre-ouest de la France. Après un long voyage de près d’un mois, en bateau, il est accueilli à Marseille, en 1949, par son correspondant, M. Chevallier, un instituteur plutôt sévère, qui vit à Saint-Calais.
En ce début des années 1970, le mouvement Black is beautiful conquiert le monde, et les Afro-américains affluent à Paris, où ils demandent à écouter toutes les nouveautés musicales. De retour chez eux, ils célèbrent Soul makossa, qui devient un énorme succès aux États-Unis.
C’est le début du conte de fées. Manu Dibango est invité en tournée à New York, aux Etats-Unis, où il connaît la consécration à l’Apollo Theater de Harlem, temple des musiques noires. Avec le Fania All Stars, la fine fleur de la salsa new-yorkaise, il fait une tournée triomphale en Amérique latine.
Dix ans plus tard, en 1982, Michael Jackson sort l’album Thriller, arrangé par Quincy Jones. Une amie l’appelle des Etats-Unis pour le féliciter, pour sa collaboration avec le King of Pop sur le titre Wanna Be Startin’ Somethin’.
Manu tombe des nues et découvre que la dernière partie de ce morceau reprend le refrain de Soul makossa. Un plagiat en bonne et due forme. Deux ans plus tard, avec l’aide de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM), Manu Dibango porte réclamation pour utilisation sans autorisation d’un extrait de sa chanson. L’affaire se solde finalement par un arrangement financier.
En 1992, Yves Bigot, alors directeur général adjoint de FNAC Music Production, convainc Manu Dibango d’enregistrer un album de reprises de tubes africains, avec la collaboration de grands artistes du continent et d’ailleurs.
Pour cet ambitieux projet réalisé par George Acogny, Manu invite le Sénégalais Youssou N’Dour sur Soul Makossa, le Nigerian King Sunny Ade sur Hi-life, le Malien Salif Keïta sur Emma ou encore Angelique Kidjo et Papa Wemba sur Ami Oh !. De nombreux artistes de renom tels que Peter Gabriel, Sinead O’Connor ou encore Manu Katché, participent également à l’aventure.
Pour Manu Dibango, les années 2000 sont notamment marquées par une succession de nouveaux plagiats de Soul makossa. En février 2009, il décide d’attaquer les maisons de disques de Michael Jackson et de Rihanna. Débouté sur la forme, il obtient néanmoins un arrangement financier à l’amiable. Deux ans plus tard, le jeune artiste anglais Wayne Beckford lui propose de revisiter Soul Makossa, dont ils sortent une version 2.0.
Tout au long de ses soixante ans de carrière, Manu Dibango, qui vivait à cheval entre l’Europe et l’Afrique, comme il l'était aussi entre plusieurs instruments – piano, saxophone, orgue ou encore vibraphone – n’a eu de cesse de se réinventer.
S’il était sans aucun doute l’un des pionniers de ce qu'on appelle de façon un peu vague et impropre la world music, il était aussi l’inventeur du style Jazz/soul/groove d’Afrique centrale. Sa voix de stentor comme son rire jovial et enchanteur faisaient de lui un homme d’une humanité attachante. Les légendes sont sans conteste des hommes simples.