Fil d'Ariane
« Vull ser el pròxim alcalde de Barcelona » : c'est logiquement d'abord en catalan que Manuel Valls a prononcé la phrase attendue avant de la répéter en espagnol. Traduction: je veux être le prochain maire de Barcelone. Côté français, il démissionnera la semaine prochaine de son mandat de député acquis il y a seize mois et de « toutes ses responsabilités locales ». Cela va mieux en le disant, mais c'est surtout la fin d'un faux suspens.
Depuis près d’un an, l’ancien Premier ministre français sème les petits cailloux pour baliser sa candidature à la métropole catalane. Vraies hésitations ou plan com bien mené, il est parvenu à attirer à nouveau l’attention de médias que son fumet de perdant avait depuis quelques temps bien éloignés. Plus d'une centaine de journalistes, dont beaucoup de Français, se pressaient ce mardi 25 septembre au Centre de cultures contemporaines de Barcelone pour ce qui était devenu une cérémonie de l’annonciation.
De confidences en déclarations, ce qui pouvait sembler initialement un canular s’est ainsi mué en événement considérable des temps modernes : la mutation d’un des principaux vaincus du dernier quinquennat socialiste français en conquistador d’une des grandes cités européennes, menacée par les souffles du nationalisme et du gauchisme.
Un message sur Twitter, quelques jours plus tôt, avait été diffusé en guise de bande-annonce. : « selfie » de pieds qu’on suppose ceux de l’imminent candidat sur « pano de flor », décor typique de l’urbanisme barcelonais.
Barcelona... pic.twitter.com/6IAsPznecP
— Manuel Valls (@manuelvalls) 21 septembre 2018
Hésitation ? Préparation au saut à pieds joints d’un Rubicon catalan ? Le « footie », en tout cas a vite suscité quelques détournements mutins, en métaphores d’une équipée qui peine à convaincre outre-Pyrénées.
— Marina Mas (@MarinaMasss) 22 septembre 2018
Pour aventureux qu’il soit, le projet de celui qui reste aujourd’hui député de l’Essonne n’est pourtant pas dépourvu d’arguments. Manuel Valls est né il y a 56 ans à Barcelone, Royaume d’Espagne, Généralité de Catalogne. Fils d’un de ses peintres reconnus, Xavier Valls, il en parle les langues, qui sont, comme le français, celles de son enfance. « Depuis ma naissance, insiste-t-il dans sa déclaration de candidature, ma relation avec Barcelone a été intime, constante ».
L’histoire de ces peuples mêlés a banalisé les destins trans-nationaux. L’Andalouse Ana María Hidalgo est maire de Paris. Pourquoi pas l’ancien chef du gouvernement français celui de Barcelone ? Il n'y a pas de précédent, sans doute, mais les lois européennes, depuis Maastricht, le permettent. L’esprit de l’Union l’encourage. Son statut actuel de député français ne l’interdit pas, même s'il y renonce finalement sous la pression.
En France, son destin bute sur une image dégradée. Pour les uns, il incarne toutes les défaites, laissant à beaucoup le souvenir de l’un des chefs de gouvernement les plus impopulaires de la Vème République. Une politique économiquement très libérale, humainement brutale dans le contexte douloureux des attentats, dévastatrice dans l’électorat de gauche sans gagner les faveurs de la droite.
Pour d’autres, c’est un félon. À leurs yeux, le prétendu disciple de Michel Rocard et collaborateur de Lionel Jospin a abandonné le socialisme par ambition personnelle.
Traitant ses adversaires syndicaux et politiques en quasi-terroristes, il a exclu toute pacification à leur endroit, assumant le concept inédit de gauches « irréconciliables ».
Dans la dernière bataille présidentielle, il a trahi - contre ses engagements solennels - son concurrent Benoît Hamon qui avait régulièrement remporté sur lui l’investiture du Parti Socialiste. Son passage en catastrophe, contre une place de député, au mouvement La République en Marche a fait rire la France (« Je clique, je clique, ça ne marche pas »).
Élu d’extrême justesse dans l’Essonne, il ne s’est guère fait entendre dans la nouvelle Assemblée Nationale ni dans le pays malgré des efforts pour relancer une querelle de la laïcité dernièrement atténuée. Il y siège d’ailleurs peu. Si elle suscite beaucoup de commentaires acerbes sur son évanouissement parlementaire et sa nouvelle désertion aux frais du contribuable français, sa migration vers l'Espagne, en somme, ne laisse pas exactement la nation orpheline.
Perception évidemment différente en Catalogne où les tribulations de l’ex-dirigeant français sont généralement ignorées, du moins jusqu’à présent. « Pour l'instant, on voit plutôt l’homme qui a fait une belle carrière en France », résume une journaliste espagnole. Sans passer inaperçue, son irruption sur la scène politique catalane reste pourtant davantage, à ce stade, une curiosité qu’un séisme.
Perceptible depuis près d’un an, son intérêt grandissant pour Barcelone s’est précisé à partir du printemps dernier. Manuel Valls, qui a manifesté dès décembre contre le processus d’indépendance de la Catalogne, rencontre publiquement différentes personnalités politiques et participe à des événements au côté du mouvement libéral Ciudadanos.
Côté jardin, il s’affiche cet été dans la presse people avec sa nouvelle compagne catalane, Susana Gallardo. La personnalité de cette dernière confère à l’union une portée qui dépasse un peu la rubrique du cœur.
Héritière des laboratoires pharmaceutiques Almirall, Susana Gallardo représente l’une des grandes fortunes du pays. C’est aussi une femme de tête, multi-diplômée, politisée et fortement engagée contre l’indépendance. Influente dans la haute bourgeoisie de Catalogne, elle dispose d’importants réseaux qui peuvent se révéler précieux dans une bataille électorale où les moyens compteront.
Celle-ci, en mai prochain, s’annonce aussi complexe qu’imprévisible. En 2015, la mairie de Barcelone a été emportée de justesse par une figure devenue emblématique : Ada Colau. Militante de la « société civile » très active dans la lutte pour le droit au logement, associée au mouvement de la gauche « radicale » Podemos, celle-ci n’avait recueilli qu’un peu plus de 25 % des voix. Cela la plaçait cependant en tête et les élections municipales espagnoles sont à un seul tour. Composée de six organisations – indépendantistes et non-indépendantistes – une coalition lui a apporté la majorité de sièges pour gouverner la mairie.
Quatre années difficiles l’ont quelque peu ébranlée. La « crise » politique Catalane, en particulier, est passée par là. Elle même non indépendantiste – mais favorable à un véritable référendum – la maire de Barcelone y est restée neutre. Cela lui a valu les reproches des deux camps, qu’elle n’est pas parvenue à rapprocher.
En dépit de critiques virulentes venues surtout de la droite, Ada Colau n’est pas rejetée pour autant. Selon un sondage de juillet dernier, un électeur sur deux lui accorde sa confiance. Un sondage n’est pas un scrutin et nul ne peut dire aujourd’hui quelle forme prendra sa coalition actuelle en mai prochain, a fortiori le résultat des urnes. Mais la peau de la sortante est loin d'être acquise pour le politicien français.
Autre morceau coriace : les indépendantistes, même si le devenir de la Catalogne est un peu secondaire dans la bataille municipale. Le parti de centre-droit PDECAT de l'ex-président toujours en exil Carles Puigdemont (22 % en 2015 à Barcelone) devrait avoir pour tête de liste un autre ancien socialiste, l'historien Ferran Mascarell.
Son allié de gauche au gouvernement catalan ERC (12 % en 2015) vient pour sa part de désigner comme candidat son actuel ministre des Affaires étrangères, Ernest Maragall.
A 76 ans, cette personnalité reconnue et populaire, petit-fils d’un poète célèbre est aussi le frère de Pasqual Maragall, l'ancien maire « historique » de Barcelone au temps glorieux de ses Jeux olympiques. Modéré au regard de la ligne dure de Puigdemont, il peut fédérer autour de lui différents courants nationalistes sans prêter le flanc à la critique d’« extrémisme » prisée de l’ex-Premier ministre de François Hollande.
Sans parti ni implantation personnelle, Manuel Valls doit bien pour sa part s’appuyer dans un premier temps sur des forces existantes. La principale est toute trouvée : Ciudadanos, en catalan Ciutadans (« Citoyens »).
Parti de « ni gauche ni droite » mais plutôt de droite, très libéral, pro-européen, il semble à certains égards la décalque de La République en Marche, jusqu’au physique de son président Albert Rivera qui n’est pas sans rappeler Emmanuel Macron. Ciudadanos est en réalité né treize ans plus tôt en … Catalogne.
Sur une campagne très anti-indépendantiste, il est arrivé premier des dernières élections régionales catalanes avec 25 % des voix, sur les ruines d’un Parti Populaire (droite conservatrice de Mariano Rajoy). Mais c’était dans un contexte tendu et Barcelone, malgré les apparences, se distingue de la Catalogne. Le mouvement n’y a recueilli que 11 % aux dernières élections et un sondage du moins de juin dernier le crédite aujourd’hui de moins encore. L’accès inattendu au pouvoir espagnol du socialiste Pedro Sanchez a modifié la donne et calmé des esprits.
Ciudadanos, qui manque de personnalités connues, a en tout cas accueilli avec enthousiasme le débarquement d’un Manuel Valls si proche de ses valeurs, s’en faisant même, d’une certaine façon, l’importateur attitré. Malgré les affinités évidentes, leurs intérêts, pourtant, ne coïncident pas complètement.
Le parti s’inscrit dans une stratégie de conquête nationale du pouvoir en Espagne à moyen terme. L’ex-Premier ministre français veut pour lui la ville de Barcelone en mai 2019, à la fois revanche et base européenne de prestige pour un éventuel redécollage. Il n’entend pas se trouver ligoté à une formation, surtout instable et au succès incertain.
Tirant leçon de l’expérience macronienne, Manuel Valls veut donc tenter de dépasser les partis, voire certains clivages par un affichage « d’ouverture »: « La seule façon qu'il a de gagner », estime pour l'AFP le politologue Barcelonais Oriol Bartomeus. Il a constitué une équipe électorale dans ce sens mêlant « société civile » et communicants aguerris, tout en s’appuyant sur un patronat soucieux de redresser l’image d’une ville qui a souffert de la tourmente indépendantiste.
Mais Barcelone n’est pas la France et Manuel Valls n’arrive pas, comme Emmanuel Macron en 2017, sur un champ de ruines. A l’exception de Ciudadanos, l'arrivant s’est pour l’instant heurté dans la classe politique à un accueil souvent ironique et assez frais.
La droite et la gauche ont décliné ses avances. Ada Colau a suggéré qu’il se présente plutôt à Paris. Carles Puigdemont voit en lui « un candidat qui ne connaît pas Barcelone, qui n'est pas connu à Barcelone ».
Thème naturellement prometteur, son débarquement et son ignorance de la réalité barcelonaise est abondamment moqué sur les réseaux sociaux. Un clip y a beaucoup circulé cet été, le singeant en visiteur niais et prétentieux, à la découverte de la capitale catalane. Ce n’est qu’un début.