Mark Beissinger : “les médias sociaux ne peuvent pas se substituer à la société civile“

Mark Beissinger est un spécialiste de la Russie, professeur de sciences politiques à l’université de Princeton aux États-Unis. Ces dernières années, il a étudié l’impact d’Internet et des réseaux sociaux dans les mobilisations démocratiques. S’opposant à un certain enthousiasme "geek", il dénonce l’illusion d’une "société civile virtuelle" qui pourrait suppléer à la faiblesse de ce qu’il appelle la "société civile conventionnelle".
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Mark Beissinger : “les médias sociaux ne peuvent pas se substituer à la société civile“
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Mark Beissinger : “les médias sociaux ne peuvent pas se substituer à la société civile“
Mark Beissinger
Ces dernières années, les mouvements et manifestations en faveur de réformes démocratiques ont mis en lumière le rôle nouveau joué par les réseaux sociaux dans plusieurs pays. A partir de votre expérience de la Russie, vous êtes, a contrario, plus sceptique sur leur importance. Pourquoi ? Je ne suis pas sur d’être un sceptique, mais plutôt un réaliste. Je pense que les nouveaux médias sociaux ne peuvent pas se substituer entièrement aux organisations de la société civile conventionnelle. Pour certains aspects de la politique, une coordination, avec des gens qui se rencontrent face à face, est déterminante. Les nouveaux médias offrent des possibilités très excitantes pour la mobilisation d’un grand nombre de personnes, mais l’expérience russe montre que, sans coordination avec des organisations de la société civile, ou une coordination très faible, les réseaux sociaux à eux seuls ne peuvent pas apporter le leadership nécessaire pour défier les régimes autocratiques Néanmoins, ne sont-ils pas une chance, même s’ils ne font pas tout ? Ils sont bien-sûr une chance et c’est ce qui explique leur croissance importante. On constate ce développement au sein de toutes les sociétés à revenus moyens faisant face à un régime autocratique. C’est largement dû à la censure qui existe dans les médias traditionnels. En ce sens, les nouveaux médias sont révolutionnaires. Ma critique porte plus sur leur fonctionnement. Dans ce genre de situation, il y a la tentation de créer une "société civile virtuelle" qui se substituerait à la "société civile conventionnelle". Mais cette "société civile virtuelle" basée sur les nouveaux médias sociaux ne fournit pas la coordination nécessaire à une pensée stratégique indispensable pour affronter les régimes autocratiques. Même en cas de succès, ils laissent le champ politique ouvert. Par exemple, en Egypte ou en Tunisie, ce ne sont pas les acteurs intervenant dans les nouveaux médias sociaux qui ont occupé l’espace politique après le succès de la révolution, mais bien ceux qui travaillaient au sein des organisations conventionnelles. Iriez-vous jusqu’à dire qu’a un certain point, ils sont contreproductifs ? Non je dis qu’ils ont des faiblesses, mais certainement pas qu’ils devraient laisser la place aux organisations conventionnelles. Ils ont des avantages. En fait, il faut une hybridation des deux. Mais ça se complique quand la société civile conventionnelle est trop faible pour s’associer à la société civile virtuelle. C’est là que surviennent les problèmes comme l’absence de coordination stratégique, la tentation de voir Internet comme "la société", ce qui est loin d’être le cas.
Mark Beissinger : “les médias sociaux ne peuvent pas se substituer à la société civile“
Alexeï Navalny, bloggueur et opposant russe (AFP)
On pourrait parler du cas de l’opposant Alexeï Navalny, qui a commencé comme bloggeur et s’est retrouvé à défier le pouvoir lors des élections municipales à Moscou, début septembre.  Est ce qu’il incarne ce passage du virtuel au conventionnel que vous théorisez ? Dans une certaine mesure, oui. Alexeï Navalny a créé une organisation électorale qui combine des aspects de la société civile virtuelle et celle de la société civile conventionnelle. Il a mené une campagne énergique avec des rencontres face à face avec la population, dans la rue… C’est un bon exemple de l’hybridation dont je parle et qui est nécessaire pour avancer. Cependant, je pense qu’il n’est qu’au début du chemin. Il n’a pas encore formé une organisation à l’échelle nationale qui agira dans la durée. De plus, l’opposition russe reste très fragmentée. Tout cela ne va pas changer miraculeusement et, pour ma part, j’essaye de jeter un peu d’eau froide sur les attentes irréalistes concernant les possibilités de la société civile virtuelle. Si vous regardez les manifestations qui ont eu lieu à Moscou en 2011-2012, il s’agissait  majoritairement de gens avec une éducation supérieure. Seulement 4 % s’identifiaient eux-même comme ouvriers… Donc si l’opposition veut toucher les gens au-delà de son audience limitée obtenue grâce à Internet, elle devra imaginer de nouveaux moyens. Ce n’est pas Internet qui le fera. Pourquoi la société civile conventionnelle est-elle si faible en Russie ? D’abord, elle est réprimée, et ensuite, cela a été le cas depuis des années, des décennies, en remontant à la période soviétique. Aujourd’hui, tous les pays post-communistes ont des sociétés civiles relativement faibles. Mais la Russie bat les records : seulement 12 % de la population fait confiance aux ONG. Il y a l’héritage communiste et les stratégies mises en place par le régime. Ainsi, il a récemment introduit des pénalités pour tous les financements étrangers des associations.  Et le pays bat aussi les records dans l’usage des nouveaux médias… La Russie se place très haut. Elle est numéro 2 mondial (derrière Israël) en terme de nombre d’heures passées sur les réseaux sociaux, ce qui explique l’importance de la société civile virtuelle. Un autre trait est que Facebook joue un rôle faible, et ce au bénéfice d’équivalents russes. On pourrait parler aussi du haut niveau dans l’usage des téléphones portables. Il y a plus de téléphone portable par personne qu’en Finlande. Comment se compare t-elle à la Tunisie et à l’Egypte qui sont des sortes de succès dans les révolutions démocratiques ? Si vous comparez avec les protestations de 2011-2012 en Russie, Internet a joué un rôle plus important que dans la révolution tunisienne. 38 % des participants à la révolution tunisienne disaient se baser principalement sur Internet pour avoir des informations sur ce qui se passait. La proportion montait à 75 % quand on posait la même question à des participants aux manifestations en Russie. Donc, bien que la Tunisie soit un cas de succès des médias sociaux, on ne doit pas exagérer leur rôle.