Fil d'Ariane
"#Dégage_Akhannouch". Sur les réseaux sociaux, des centaines de milliers d'internautes marocains réclament le départ du Premier ministre Aziz Akhannouch. Comment comprendre ce mouvement ? Que révèle-t-il du climat social dans le pays ? Réponse avec le Professeur David Goeury, géographe, spécialiste du Maroc contemporain, membre du laboratoire Médiations Sciences des liens, sciences de lieux de l'Université de la Sorbonne.
Lancé ces dernières semaines, le mouvement "#Dégage_Akhannouch" demande la démission de chef du gouvernement Aziz Akhannouch. Plus de 600 000 personnes soutiennent cette campagne sur Facebook.
Le Premier ministre est accusé par les participants de "profiter" de la flambée des prix du carburant, rapporte l'AFP.
Il est l'actionnaire principal de l'entreprise Afriquia leader du marché marocain des hydrocarbures avec les géants Total et Shell, souligne l'AFP.
Il lui est également reproché d'incarner la collusion entre les milieux d'affaires et la classe politique, explique le politologue Mohamed Chakir cité par l'AFP. Depuis le début du mouvement sur les réseaux sociaux, Aziz Akhannouch a choisi de ne pas répondre pour l'instant à ces critiques.
TV5Monde : comment s'est crée ce mouvement"#Dégage Akhannouch" ?
Professeur David Goeury : Attention, dans un premier temps il est nécessaire de différencier mouvement sociaux et mouvement sur les réseaux sociaux. Ces deux phénomènes ne sont pas identiques et la corrélation entre les deux n’est pas systématique. Un mouvement social se manifeste par des actions concrètes dans l’espace public, tandis qu’un mouvement sur les réseaux sociaux traduit dans un premier temps une protestation.
Dans certains cas, les protestations sur les réseaux peuvent donner lieu à des actions concrètes. En 2018 par exemple, le mouvement de boycott commence par des protestations sur les réseaux sociaux et se traduit ensuite par un comportement des consommateurs marocains à l’égard des produits cibles. Le mouvement sur les réseaux "#Dégage Akhannouch" ne s’est pour l’instant pas traduit par la démultiplication de manifestations sur le territoire marocain.
Comprendre la formation sur les réseaux du mouvement "#Dégage Akhannouch" nécessite de remonter aux élections de 2021. À l'issue de ces élections trois partis sortent vainqueurs du scrutin. Le Rassemblement National des Indépendants (RNI), parti du Premier ministre actuel, rassemble 2 millions d’électeurs. Derrière le RNI deux autres partis, le Parti authenticité et modernité (PAM) et le Parti historique de l’Istiklal, sortent également renforcés de ces élections. Ces trois partis en coalition, que l’on pourrait qualifier de centre droit, parviennent à mobiliser 4 millions d’électeurs.
À voir : Maroc : trois partis pour une nouvelle coalition gouvernementale
Durant les mêmes élections, à l'inverse, le parti islamiste du PJD (Parti de la Justice et du développement) subit un effondrement électoral sans précédent et perd son groupe parlementaire. Cette défaite entraine une réorganisation politique au sein du parti, mais elle n’empêche pas les militants du PJD de s’exprimer massivement sur les réseaux sociaux et de relayer les mouvements de protestations.
Il peut y avoir un échec électoral dans les urnes mais les mots d’ordre des partis perdants peuvent être relayés sur les réseaux sociaux.David Goeury, Géographe spécialiste du Maroc contemporain.
Par ailleurs, une partie de la gauche a également subi une défaite électorale lors de ces élections. Cette seconde force politique, portée notamment par le Parti du progrès et du socialisme (PPS), relaye également les protestations.
À voir : Maroc : la débâcle totale du parti islamiste aux élections
En résumé, il peut y avoir un échec électoral dans les urnes mais les mots d’ordre des partis perdants peuvent être relayés sur les réseaux sociaux. Attention, il est toutefois important de noter que la protestation ne prend pas forcément les mêmes termes d’un parti à l’autre. Par exemple, Abdel-Ilah Benkiran, ancien Premier ministre marocain et dirigeant du PJD, affirme qu’il est "absurde" de parler de "dégager" un Premier ministre élu. La notion de "dégagisme" fait débat dans le pays mais elle est intéressante puisqu’elle fait référence au "dégagisme" de 2011 à l’encontre des leaders politiques.
TV5Monde : qui sont les Marocains mobilisés autour de ce mouvement sur les réseaux sociaux ?
Il est difficile d’établir une sociologie des personnes mobilisées autour de ce mouvement mais il est nécessaire de se poser la question suivante : qui a accès à la voiture individuelle au Maroc ?
Beaucoup de Marocains se déplacent en transports collectifs, et très peu de ménages ruraux sont équipés d’une voiture dans le pays. Les ménages équipés d'une voiture sont généralement des ménages urbains. Ils font partie d’une classe moyenne qui subit de plein fouet les effets directs de l’inflation.
Plusieurs études du haut-commissariat au plan et du conseil économique social et environnemental démontrent combien cette classe moyenne urbaine est endettée. Elle cumule généralement un crédit logement, un crédit automobile et parfois un crédit à la consommation. Cette classe moyenne urbaine s’est particulièrement abstenue au cours des élections de 2021. Elle ne se reconnaît pas dans le gouvernement et se montre particulièrement critique à son égard. Cet électorat très urbain est donc celui qui se mobilise principalement sur les réseaux sociaux.
La défiance de cet électorat s’explique par les choix politiques entrepris par le gouvernement. Les politiques publiques mises en place aujourd’hui s’adressent en priorité aux classes sociales les plus fragiles du pays. Tout d’abord, le gouvernement a répondu à la mobilisation des transporteurs face à la hausse des prix de l’essence. En agissant ainsi, il empêche l’inflation d’un grand nombre de produits et protége ainsi la part de la population la plus démunie.
De plus, le gouvernement prépare en ce moment une réforme visant à faire bénéficier l’ensemble de la population marocaine d’une protection sociale et d’un système de retraite. La classe moyenne émergente bénéficie déjà en majorité de ces protections qui concerne donc essentiellement les ménages les plus précaires. Il faut comprendre que le gouvernement de Aziz Akhannouch met ainsi en place des politiques sociales qui répondent à son électorat. Il a été majoritairement élu par une population rurale et âgée.
La seconde question primordiale est celle de la jeunesse. Aujourd’hui au Maroc peu d’emplois de qualité sont créés et le taux de chômage est très élevé chez les jeunes, notamment les jeunes diplômés. C’est une question majeure puisque ces jeunes sont amenés à se mobiliser très fortement. Les mouvements les plus "radicaux" ces dernières années, notamment dans les villes d'Al Hoceïma et de Jérada sont initiés par des jeunes qui ne parviennent pas avoir d'horizon professionnel. Les politiques publiques mises en place, pour l’instant ont un faible impact. Les quelques programmes lancés ne couvrent pas l’ensemble du problème. Ces jeunes sont très sensibles aux discours portés sur les réseaux sociaux, les sentiments d’injustices s’animent et s’alimentent sur ces réseaux. Les mobilisations sur les réseaux trouvent donc un écho auprès de cette jeunesse en grande souffrance.
À lire : Maroc : retour à Al Hoceima
TV5Monde : pensez-vous que ces mobilisations sur les réseaux puissent se traduire par des mobilisations sociales ?
Est-ce que le mouvement sur les réseaux sociaux va devenir un mouvement social ? Je ne sais pas mais il est possible de se poser la question. La prochaine échéance électorale au Maroc est en 2026. En attendant il y a un risque de mobilisations importantes et de mouvements de contestations. Aujourd’hui les classes moyennes réduisent leur consommation d'essence, les distances parcourues, leurs consommations de vacances et cela crée une énorme frustration. Que va-t-il se passer à la rentrée ? Comment le Maroc va-t-il faire face à l’inflation ? Ce sont des questions à se poser.
Par le passé, le Maroc a connu des mobilisations, celles d'Al Hoceïma entre 2016 et 2017 ou celles de Jérada en 2017 par exemple. Mais ce sont des villes moyennes de quelques dizaines de milliers d’habitants et le gouvernement a pu apporter des réponses. Cependant, la capacité de réponse du gouvernement à un éventuel mouvement plus élargi pose encore question.
En ce moment, le Maroc essaye de défendre une image internationale marquée par la stabilité. Toutes les réformes depuis 20 ans consistent à attirer des investissements étrangers dans tout le pays. Un mouvement social accompagné de débordements pourrait entrainer un ralentissement de l’activité touristique et un ralentissement des investissements étrangers. Ce sont donc les classes moyennes urbaines qui ont le plus à perdre dans un contexte d’instabilité.
Les classes moyennes salariées qui travaillent dans des entreprises intégrées dans un cadre international seraient les premières impactées. Les opportunités d’emplois pourraient se réduire, il est aussi possible d’envisager que ces entreprises mettent fin à leurs activités en cas de crise prolongée.