Fil d'Ariane
L’opération Wuambushu place Mayotte au cœur de l’actualité et révèle certaines des problématiques auxquelles est confronté le plus jeune des départements français. Entre insécurité, immigration et pauvreté, Mayotte souffre aujourd'hui d’une gestion inadaptée et d’un désengagement de l’État, selon des chercheurs.
Mayotte est l’île de toutes les exceptions. Vendue à la puissance coloniale française en 1841 par le sultan d’origine malgache Andriantsouli, Mayotte - membre de l'archipel colonisé des Comores - a rompu le rang lors du référendum d’indépendance de 1974.
Alors que les Comores sont majoritairement en faveur de l’indépendance, les îles de Grande-Terre et Petite-Terre, elles, se prononcent à 63% pour rester dans le giron de la France. L’État français décide alors de séparer le résultat du vote de Mayotte du reste de l’archipel, contre l’avis de l’ONU.
Une mesure exceptionnelle, qui marque le début d’une relation particulière entre la France et Mayotte. Après plus d’un demi-siècle comme territoire d’outre-mer, Mayotte devient en 2011 le 101e département français, des suites d’un référendum local en 2009 et d’un processus amorcé en 1990. 65 ans après, le département de Mayotte rejoint ceux de la Guadeloupe, la Réunion, la Guyane et la Martinique. Mais douze ans plus tard, la départementalisation de Mayotte interroge certains spécialistes, qui remettent en cause sa pertinence.
Pour le géographe Gérard-François Dumont, il s’agit d’un statut inadapté aux nombreuses particularités historiques, géographiques et culturelles de Mayotte et qui expliquerait en partie la situation actuelle de l’île, minée par l’insécurité, déstabilisée par l’immigration et classée troisième région la plus pauvre de l’Union européenne.
« La départementalisation était demandée par certains élus, qui considéraient que ce statut rendrait irréversible la souveraineté de la France sur Mayotte » , détaille le géographe. À cela s’ajoute « une certaine démagogie électoraliste » dans le but de recueillir les voix des électeurs mahorais qui souhaitaient rester sous l’autorité française.
Mayotte est une petite forteresse de l'Europe en plein milieu du canal du Mozambique.Françoise Vergès, historienne, politologue et militante féministe décoloniale
La départementalisation de Mayotte aurait aussi été motivée, selon l’historienne et politologue Françoise Vergès, par le positionnement géographique de l’archipel.
« C’est une petite forteresse de l'Europe en plein milieu du canal du Mozambique (...) Cela donne à l’État des accès géopolitiques dans cette région en lui permettant de siéger aux organisations régionales des Caraïbes, de l'Océan indien, du Pacifique… Il y a aussi des intérêts économiques, puisque 80% du pétrole qui est consommé dans le monde en provenance des pays du golfe passe par là. Tout cela fait de Mayotte un pion important dans le dispositif géopolitique de l'État français. »
Mayotte accueille d’ailleurs l’une des vingt stations d’écoute de la DGSE, la sécurité extérieure française.
Un atout stratégique, avec un fort potentiel de développement économique qui s’enfonce pourtant aujourd’hui dans la crise. Avec un PIB par habitant inférieur à 10 000 euros, loin de la moyenne nationale de 30 000 euros, Mayotte est le département français le plus pauvre. 77% de la population vit sous le seuil de pauvreté et seulement 30% des Mahorais en âge de travailler occupent un emploi.
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La situation est aggravée par la crise migratoire, l’île n’étant pas équipée pour accueillir les milliers de migrants en provenance des Comores, de Madagascar ou de l’Afrique du Sud. La question de l’immigration concentre toutes les attentions à Mayotte, mais pour Toufaili Andjalani, rédacteur en chef de Mayotte la 1ère, la crise est démographique, « indépendamment des considérations de clandestinité ».
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Car si l’immigration, notamment comorienne, est une vraie problématique sur l’île de l’océan Indien, elle n’explique pas à elle seule la rapide augmentation de la population : avec près de 11 000 naissances en 2022, le taux de fécondité sur l’île s’établit à cinq enfants par femme, selon l’Insee. En guise de comparaison, sur l’hexagone, il atteint en 2023 les 1,80 enfants par femme. L’unique hôpital de l’île accueille d’ailleurs la plus importante maternité de France. Ainsi malgré le départ de nombreux jeunes natifs, la population s’élève aujourd’hui à plus de 310 000 habitants.
Aujourd’hui, nous n’avons plus de données fiables sur l'évolution démographique de Mayotte.
Gérard-François Dumont, géographe
Un chiffre qui est d’ailleurs à prendre avec des pincettes, selon le géographe Gérard-François Dumont. « Aujourd’hui, et plus encore demain, nous n’avons plus de données suffisament récentes et détaillées sur l'évolution démographique de Mayotte parce que l’État a décidé d’y appliquer la méthode de recensement en vigueur en métropole, c’est-à-dire tous les cinq ans. »
Cinq ans, une période de temps trop longue pour prendre la juste mesure de l’augmentation galopante de la population.
« La réalité de l’évolution démographique fait que tout ce qui est dimensionné sur la base du recensement ne reflète pas la réalité des besoins » confirme Toufaili Andjalani.
L’Insee prévoit que Mayotte sera peuplée de 440 000 à 760 000 habitants à l’horizon 2050.
Ce décalage entre les besoins de Mayotte et les moyens mis à disposition nourrit chez certains Mahorais le sentiment d’être délaissés par Paris. « L’idée que l’État n’investit pas assez à Mayotte est un sentiment très partagé », reconnaît le rédacteur en chef de Mayotte la 1ère.
« C’est vrai dans la mesure où Mayotte est censée être un département-région, avec un budget pour le volet départemental et un budget pour le volet régional, qui permettrait aussi de faire des investissements en faveur du développement social et économique de l’île. Mais la compétence régionale n’est pas dotée du tout. »
« L’aide à l’enfance, l’aide à la maternité, la prise en charge des mineurs isolés etc., sont des services de l'État pour lesquels le contribuable paye mais qui n’ont pas été mis en place » ajoute Françoise Vergès. Parmi les départements et les collectivités d’outre-mer, Mayotte est celui qui bénéficie des dépenses budgétaires les plus faibles, avec 6 000 € par an et par habitant de moins de 60 ans.
On ne peut pas dire que l’État a laissé tomber Mayotte.
Gérard-François Dumont, géographe
Le montant du SMIC est aussi sensiblement plus bas à Mayotte, à 8,70 € brut de l’heure, contre 11,52 € dans l’Hexagone.
« Aujourd’hui on pointe Mayotte du doigt et on dit “c’est le chaos” mais il y a des raisons au chaos », accuse l’historienne et militante féministe décoloniale. « Il y a eu des forces sociales et des choix politiques, pris par indifférence, par racisme, par esprit colonial et qui ont causé ce phénomène. »
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Pour autant, « on ne peut pas dire que l’État a laissé tomber Mayotte », tempère Gérard-François Dumont. « Ces dix dernières années, on a vu beaucoup d'infrastructures publiques émerger », confirme Toufaili Andjalani, notamment dans le domaine de l’éducation. « Il y a une université, des constructions d’écoles, de collèges, de lycées chaque année, des établissements de protection maternelle et infantile (PMI) sur tout le territoire… »
Mayotte n’est pas aux standards de ce qui se fait dans la région en matière de tourisme.Toufaili Andjalani, rédacteur en chef de Mayotte la 1ère
Mais malgré les investissements importants réalisés par l’État - 27,3 milliards d’euros ont été attribués hors dépenses sociales pour soutenir les politiques publiques ultramarines - « d’évidentes inégalités persistent » alertait la Cour des comptes dans un rapport de mai 2022.
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Pour le géographe Gérard-François Dumont, c’est surtout sur le volet sécuritaire que les investissements font défaut. « Il ne peut pas y avoir de développement économique sans sécurité et l’insécurité vient, bien entendu, du mal développement. C’est valable dans tous les pays du monde, ce n’est pas spécifique à Mayotte. Mais pour que des gens entreprennent et investissent sur un territoire, il faut assurer la sécurité des biens et des personnes » détaille-t-il.
Cette insécurité est notamment un frein au tourisme, qui pourrait pourtant être une source de revenus majeure pour l’île. Mayotte, qui rassemble une diversité de paysages rares, un lagon mondialement reconnu pour sa beauté et une barrière de corail longue de plus de 160 km, a en effet un très fort potentiel touristique. Mais entre insalubrité et manque d’infrastructures, le secteur n’a jamais pu se développer.
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« Il y a eu suffisamment de débat sur les décasages et les bidonvilles, mais c’est un vrai problème ici, souligne Toufaili Andjilani. L’insécurité, l’insalubrité, les quartiers qui ne sont pas accueillants, les problèmes de gestion des déchets, le manque d’infrastructures : Mayotte n’est pas aux standards de ce qui se fait dans la région en matière de tourisme, en comparaison à l'île Maurice, aux Seychelles et même à La Réunion .»
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Plus proche de l’Afrique et de l’Europe que l’île Maurice, Mayotte pourrait séduire la clientèle africaine et européenne si seulement sa piste d’atterrissage permettait d’accueillir des gros porteurs. « Les touristes n’auraient plus besoin de passer par La Réunion pour aller à Mayotte et donc on gagnerait quatre heures sur le trajet », explique Gérard-François Dumont.
Mais une promesse non tenue de l’État français vient entraver le développement de Mayotte : l'allongement de la piste d’atterrissage était « un engagement du président de la République il y a six ans quand il était venu à Mayotte, rappelle Toufaili Andjalani, mais ça n’a pas été fait et aujourd’hui le chantier est remis en cause. En attendant, nous manquons d’une ouverture sur le monde », conclut celui-ci.