Médecins sans Frontières, dans les tourments de quarante ans d'histoire

Au delà de ses principes apparemment intangibles d'indépendance et d'une image qui confine à l'angélisme, l'histoire de MSF est celle de son temps et de multiples partis pris souvent contradictoires et paradoxaux. Fondée en 1971 par des intellectuels français en rupture de communisme, elle prospère dans la dénonciation des ses ultimes crimes mais, malgré un « esprit de révolte » toujours revendiqué, sera moins inspirée dans la critique de ceux du nouvel ordre mondial en construction. Malgré sa croissance, et son succès, elle demeure pourtant l'une des rares organisations de ce type à cultiver une réelle réflexion sur sa pratique, son instrumentalisation, ses engagements et parfois ses errements. Membre de MSF et directeur d’études au Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires, auteur de « A l’ombre des guerres justes », (Flammarion, 2003) et co-auteur de « Agir à tout prix ? » (2011, La découverte), Fabrice Weissman revient sur les étapes qui ont façonné celle qui est devenue l’un des premiers acteurs mondiaux de l’humanitaire.
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Médecins sans Frontières, dans les tourments de quarante ans d'histoire
1972 : la fondation de Médecins sans Frontière annoncée par la revue médicale “Tonus“
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“L'obsession des fondateurs de n'être pas neutres face aux totalitarismes“

Médecins sans Frontières nait au début des années 70 d’une guerre du Biafra dont on sait aujourd’hui qu’elle ne fut pas un « génocide » mais un conflit très manipulé par des États et des lobbies. Elle se développe à ses débuts autour de zones fraîchement conquises  par les alliés de l’URSS : le Vietnam, le Cambodge, l'Afghanistan. Les fondateurs de MSF ont-il alors conscience d’être un instrument de la guerre froide ?
Médecins sans Frontières, dans les tourments de quarante ans d'histoire
Fabrice Weissman
Ils sont obsédés par l’image et le rôle contesté de la Croix-Rouge pendant la seconde guerre mondiale, lui reprochant d’être restée neutre face au totalitarisme nazi et entendent, eux, ne pas le rester face au totalitarisme communiste. Donc, l’alignement et le choix en faveur des démocraties libérales sont parfaitement revendiqués par M.S.F., en tout cas par les dirigeants de la section française. Le contexte de l’époque est en effet celui où MSF travaille sur les fronts chauds de la guerre froide.
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Manifestation en Thaïlande à la frontière du Cambodge en 1980 (photo MSF) De gauche à droite Claude Malhuret, Xavier Emanuelli, Rony Brauman
A une époque où l’on parle de « détente en Europe », les équipes de M.S.F. constatent au contraire une progression franche et massive de l’influence soviétique et chinoise dans les pays du tiers-monde. Il y a l’Éthiopie qui bascule, l’Angola et le Mozambique qui prennent leur indépendance dans cette sphère d’influence, l’Afghanistan envahie par l’armée rouge. MSF voit les populations des camps de réfugiés exploser, de trois millions à la fin des années 70 à plus de treize millions au début des années 80. Tous ces réfugiés fuient des régimes communistes. L’engagement de MSF s’explique de deux manières : le fait, d’abord, que MSF estime que dans ces régimes communistes, les organisations humanitaires n’ont pas de liberté d’accès et de manœuvre que l’aide y serait condamnée à se retourner contre ses destinataires. Et en second lieu, il y a chez les fondateurs la volonté à la fois de ne pas renouveler, on l’a dit, la neutralité du CICR face aux Nazis mais aussi d’éviter que la geste humanitaire ne monopolise l’attention et occulte les oppressions et les dominations, que l’action internationale ne s’arrête pas aux opérations de secours. Beaucoup de ses fondateurs avaient pourtant été formés dans la matrice communiste ...   Oui, mais ils appartiennent plutôt à la «gauche antitotalitaire », à ce courant des « nouveaux philosophes » des années 70 qui se revendiquent de gauche mais anti-communistes. Cela renvoie à la genèse du mouvement néoconservateur, dont les principaux tenants sont d’anciens Trotskistes.
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Ethiopie, 1984 (photo MSF)
Dans les années 1980, MSF se trouve interpellée par une nouvelle question à la fois pratique et de fond qui est l’instrumentalisation de l’humanitaire. L’Éthiopie en est un révélateur. L'Éthiopie est le moment où les dirigeants réalisent que l’aide est utilisée contre les populations qu’elle entend servir. En 1985, le gouvernement éthiopien crée les conditions d’une famine – à travers ses politiques de collectivisations forcées et de lutte contre les guérillas – et l’utilise pour justifier la déportation des populations pour priver les rebelles de bases sociales et, selon la terminologie officielle, rééquilibrer la démographie du pays. Les centres nutritionnels de MSF sont ainsi utilisés pour attirer la population qui est ensuite embarquée à la pointe du fusil dans des camions ou des avions pour être déportée dans des conditions meurtrières ; beaucoup meurent au cours du transport ou de leur « réinstallation ». MSF dénonce cette utilisation du secours alimentaire et réclame un moratoire sur les déportations, ce qui entraine son expulsion. L’Éthiopie est donc le lieu et le moment où les dirigeants de MSF prennent conscience que l’aide aux victimes peut se transformer en aides aux oppresseurs. Il existait une formule humanitaire disant que pour nourrir les victimes il fallait engraisser les bourreaux. Dans le cas de l’Éthiopie, on engraissait les bourreaux sans sauver les victimes.
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1991: opération “tempête du désert“ (AFP)
Le début des années 90 voit s’effondrer l’URSS et éclater la guerre du Golfe. Comment recevez-vous ces deux événements historiques ?   MSF est alors emportée par son élan néoconservateur acquis dans la guerre froide. Elle voit la fin de cette guerre froide comme une fantastique opportunité pour étendre son action en comptant sur les États démocratiques et sur les Nations-Unies pour lui assurer l’accès aux zones de crises. Elle compte aussi sur les démocratie libérales pour ne pas se limiter à une politique de secours humanitaire dans ces endroits mais aussi y imposer les droits de l’homme, y compris les armes à la main. Cela correspond également, dans l’expérience de MSF, au passage à de nouveaux modes opératoires : pendant la guerre froide, MSF était surtout présente à la périphérie des conflits, dans les camps de réfugiés et n’avait accès aux zones de guerres que par des missions clandestines limitées, comme en Afghanistan ou en Angola. Avec la fin de la guerre froide, les camps de réfugiés tendent à disparaître et il devient possible de négocier avec des États, des mouvements rebelles, des accords permettant les secours à l’intérieur de leurs zones. MSF se trouve confrontée à une nouvelle réalité qui est la mise en œuvre d’opérations de secours beaucoup plus vastes nécessitant l’accord de toutes les parties, certaines étant très fragmentées comme en Somalie ou au Libéria, d’autres hostiles à toute présence internationale comme au Nord-Soudan ou en Birmanie ou encore engagées dans des politiques d’homogénéisation ethnique de leur territoire comme en ex-Yougoslavie. MSF cherche alors à s’appuyer sur les « démocraties libérales » ou sur les Nations-Unies pour faciliter son intervention. MSF reçoit en 1992 le Prix des Droits de l’homme du Conseil de l’Europe, pour lequel il avait postulé. Il se voit bien alors comme une partie agissante de cette cause…   Tout à fait. Un acteur de secours mais présent dans le débat public pour faire pression sur les pouvoirs qui refusent ou détournent l’aide humanitaire, mais aussi sur les États démocratiques pour qu’ils interviennent militairement, ce qu’ils feront en ex-Yougoslavie et dans les Grands Lacs.
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Siège de Sarajevo, 1996
Ces événements marquent la seconde partie des années 90… On y voit des dirigeants occidentaux comme Tony Blair utiliser le terme de « guerre humanitaire » mais aussi Rony Brauman (ex Président de MSF) appeler à bombarder les collines de Sarajevo pour en faire cesser le siège. C’est une évolution logique ?   C’est aussi l’annonce d’une rupture. Dans un sens, au tournant du siècle, les attentes de MSF sont satisfaites. Au Kosovo l’organisation se retrouve en quelques sortes prise au mot par les États, qui décident de s’attaquer à la racine des crises et d’intervenir militairement contre le régime Milosevic. Pourtant, après avoir milité pour que cette opération ait lieu, elle en conteste son label « humanitaire », voyant dans l’abus de ce genre de rhétorique un moyen de tourner le débat démocratique sur la légitimité d’une intervention militaire. Il s’agissait, en l’espèce, de la construction d’un « ethno-fascisme » au cœur de l’Europe. Le fait d’intervenir au nom de l’humanitaire plutôt qu’au nom d’une défense de la démocratie en Europe était vu comme une instrumentalisation indue de l’humanitaire et une régression du débat démocratique, une cooptation dans la propagande de guerre, même si les membres de MSF, à titre privé, soutenaient généralement l’intervention. C’est une rupture qui ira grandissante, par la suite et concernera l’ensemble de la galaxie humanitaire.   C’est l’époque ou Kouchner est nommé préfet du Kosovo…   (Rire). Oui. La position de MSF peut alors paraître ambiguë mais elle s’apparente au rappel de la séparation de l’Église et de l’État.
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Talibans détenus en Afghanistan, 2002
Surviennent un peu plus tard le 11 septembre, l’idée véhiculée avec lui d’un « choc de civilisations » et, dans sa foulée, l’invasion de deux pays. Vous êtes, dans votre livre, assez cruel avec votre organisation : « En Afghanistan et en Irak, écrivez-vous, elle se désintéresse des victimes de la guerre contre le terrorisme, (…) reste muette face aux massacres de milliers de prisonniers de guerre par les forces de la coalition, (…) ne commente pas la légalisation de la torture par l’administration américaine ».   C’est là où MSF a été quand même inconséquent. L’organisation  dénonce beaucoup l’emploi de la rhétorique humanitaire par l’administration américaine et les ONG qui se rangent en « multiplicateurs de force » dans les fourgons de la coalition. Et dans le même temps, MSF se désintéresse en pratique des victimes de la "guerre contre le terrorisme", de la remise en cause de principes de limitations et de retenues dans l'exercice de la violence, comme la distinction entre combattants et non-combattants ou la prohibition de la torture. On dénonce la confusion des genres mais on manifeste peu notre autonomie par des opérations et des prises de parole engagées.   Consciemment ?   Oui. Il y a d’ailleurs eu beaucoup de débats sur le sujet. L’organisation française était plus encline que les autres à s’avancer mais elle n’a pas été suivie par le conseil d’administration ni par les autres sections pour qui « être neutre » dans cette question du terrorisme était s’abstenir de tout commentaire. Alors que nous étions quelques uns à dire que « être neutre », c’était être particulièrement vigilant envers toute violation du droit humanitaire et des violences de guerre commises par les « forces du bien ». Et là, il y a eu un débat sur la neutralité qui, malheureusement à mon sens, a été remporté par les « isolationnistes » se réfugiant dans une sorte de police du langage.   Il y a eu des répercussions sur le terrain ?   En Irak, nous sommes partis avant même que la situation ne devienne extrêmement dangereuse, vers 2005-2006, disant « nous n’allons pas faire le service après-vente de l’armée américaine, on se désintéresse de ce conflit ». En somme, cette position de retrait, isolationniste s’est traduite par un peu d’empressement à mener des opérations en Irak qui, par ailleurs, bénéficiait d’une médecine relativement développée et du déversement de gros moyens financiers. En Afghanistan, nous nous sommes retirés après des menaces ciblées, estimant avoir été victimes de la suspicion alimentée, justement, par l’abus de la rhétorique humanitaire utilisée par l’OTAN.
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Darfour, 2004 (photo MSF)
Au cours de la dernière décennie, MSF s’est trouvée en première ligne sur deux événements bien différents qui ont, chacun dans leur registre, souligné sa singularité : le Darfour – où elle a mis en doute la réalité du génocide - et le Tsunami – où elle a appelé à un arrêt des dons.   Dans le cas du Tsunami, il n’y avait pas d’intention polémique mais plutôt l’inquiétude de nos administrateurs de se retrouver en fin d’année avec des sommes énormes non dépensées. Cela a déclenché une controverse car cela soulignait l’écart entre les promesses faites par les organisations humanitaires et ce qu’elles pouvaient réaliser d’utile sur le terrain. Au Darfour, ce qui s’est passé rejoint la question de la neutralité. On est passé d’une sous-médiatisation totale de la crise à une hypermédiatisation utilisant le paradigme du génocide pour décrire ce qui s’y passait. Il y avait clairement une campagne de lobbies interventionnistes néo-conservateurs qui avaient intérêt à construire cette image de génocide au Darfour accréditant, à leurs yeux, l’idée d’une continuité arabes-islamistes-totalitaristes-génocidaires. Cette déformation propagandiste nous concernait dans la mesure où elle était construite à partir, notamment, de chiffres que nous avions mis en circulation sur la mortalité du conflit. La controverse opposait donc ces lobbies interventionnistes qui parlaient de génocide à un gouvernement soudanais niant les massacres et a fortiori sa responsabilité. La production d’enquête de mortalité rétrospective de MSF entendait à l’époque apporter un point de vue informé et indépendant qui, à la fois, permettait d’attester l’ampleur des massacres perpétré par le gouvernement soudanais mais pas un programme d’intention génocidaire au Soudan et de recentrer le débat sur l’urgence qui, pour MSF, était à ce moment l’acheminement de vivres et non de troupes.   Dans les deux cas, on a pu percevoir MSF comme une organisation évitant de céder à l’hystérie ou au courant dominant. C’est le résultat d’une maturation ?   Oui. Il y a clairement chez MSF la valorisation de la réflexion critique cette méfiance à l’égard de la « bonté » dominante dans le milieu humanitaire et cette prudence au sens aristotélicien du terme. Et il est vrai qu’il y a aussi toujours chez nous le plaisir narcissique de prendre toujours à contrepied le discours dominant et à bousculer les institutions bien-pensantes. Ce serait mentir de nier cette part de plaisir à mettre les pieds dans le plat.   Au-delà des discussions sur l’instrumentalisation ou sur la justesse de telle ou telle position, vous interrogez-vous sur la validité même du concept humanitaire, sur la légitimité de son ambition ? Le petit Robert le définit de façon lapidaire : « qui vise à faire le bien ».   Nous en parlons beaucoup. L’opinion est tranchée dans un certain sens : nous avons renoncé a dire ce qui est humanitaire et ce qui ne l’est pas pour préférer une autre définition. Tout projet politique génère des exclus. On dit de façon plus triviale qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Les pouvoirs politique doivent toujours arbitrer entre des intérêts et font des perdants. Dans les guerres, les perdants sont souvent des non-combattants. Nous revendiquons notre rôle d’être du côté des œufs, des vies sacrifiées au profit d’un ordre réputé plus juste, ce qui donne à l’action humanitaire un horizon d’action infini.
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Le CRASH, une structure de questionnement originale

Acronyme ce Centre de réflexion sur l'action et les savoirs humanitaires, le CRASH est fondé en 1995 au sein de Médecins sans Frontières. Structure originale dans le monde humanitaire, il se donne pour objet d'"animer le débat et la réflexion critiques sur les pratiques de terrain et le positionnement public afin d'améliorer l'action de l'association". Animé par une demi-douzaine de permanents et appuyé par un conseil scientifique composé de chercheurs, il travaille avec les dirigeants de l'organisation. En pratique, le CRASH alimente et diffuse par internet une série de contributions fort riches et empreinte d'un esprit critique (et autocritique) qui est l'une des marques de l'association. Publié à l'occasion des 40 ans de MSF, son livre "Agir à tout prix" est le reflet de questionnements, de doutes et aussi de nombreux errements qu'il ne dissimule pas.
Le CRASH, une structure de questionnement originale
Agir à tout prix ? Négociations humanitaires : l’expérience de Médecins Sans Frontières(sous la direction de Claire Magone, Michaël Neuman et Fabrice Weissman)