Fil d'Ariane
Avec les Australiens, les Britanniques étaient les premiers à s'intéresser de près à ce qu'était la publicité numérique. Ils ont tenté de lever le voile sur le système publicitaire de Google et Facebook avec le rapport Cairncross début 2019. Le but de ce rapport commandé par le gouvernement britannique était d'analyser l'évolution de la presse, notamment depuis Internet. Le constat est sans appel : la presse va de plus en plus mal de façon globale ; la presse papier est de plus en plus délaissée pour une consultation sur Internet ; les géants de la tech comme Google ou Facebook prennent la majorité des recettes publicitaires. Si ce rapport est exclusivement basé sur des données britanniques, on peut imaginer que cela vaut pour la majorité des pays occidentaux qui utilisent les services des GAFA (il s'agit d'un acronyme pour définir les géants américains d'Internet : Google, Amazon, Facebook, Apple. On rajoute parfois le M de Microsoft = GAFAM), ces derniers demeurent opaques sur le fonctionnement des revenus publicitaires.
La presse en Australie, moins aidée qu'elle ne l'est en France, est dans une très mauvaise situation.
Joëlle Toledano, économiste et auteure de Gafa Reprenons le pouvoir ! (éditions Odile Jacob)
Accusé de récupérer des articles sans contrepartie financière, Google est engagé dans un bras de fer avec la presse dans le monde entier qui prend de plus en plus d'ampleur. Pour y répondre, en 2020, Google a lancé News Showcase. Il s'agit d'un programme dans lequel le moteur de recherche rémunère des médias en échange de contenus qui enrichissent ses services. Selon Google, le programme comptait, mercredi 20 janvier, 450 membres dans une douzaine de pays. Le lendemain, on apprenait qu'un accord avait été trouvé avec la France au titre du "droit voisin". Il s'agit d'un droit instauré par l'Union européenne en 2019 similaire au droit d'auteur, "l'aboutissement de nombreux mois de négociations dans le cadre fixé par l'Autorité de la concurrence" selon les signataires dans un communiqué.
"Encore plus que chez nous [en France] probablement, Google et Facebook ont une puissance telle que leur présence dans les médias numériques et la publicité a fait que la presse en Australie, moins aidée qu'elle ne l'est en France, est dans une très mauvaise situation." nous indique Joëlle Toledano, économiste et auteure de Gafa Reprenons le pouvoir ! (éditions Odile Jacob), Prix du livre d'Économie 2020.
En Australie, la crise des médias a été aggravée par l'effondrement économique provoqué par la pandémie de coronavirus. Des dizaines de journaux ont été fermés et des centaines de journalistes licenciés. L'été dernier, et après 18 mois de négociations infructueuses entre géants de la tech et médias, Canberra a dévoilé un projet de "code de conduite contraignant" qui obligerait notamment les plateformes numériques à rémunérer les médias en échange de leur contenu. "L'Australie a choisi de passer en force pour que les GAFAM réagissent. Reste à voir où se situe le rapport de force [...] mais si le gouvernement australien obtient gain de cause et fait plier les GAFAM, ça peut faire jurisprudence et boule de neige et d'autres nations vont emboîter le pas", d'après David Fayon.
L'un des points de différences avec ce qu'il se passe en France et le "droit voisin" est que Google et Facebook devraient entrer dans un arbitrage contraignant avec chaque média, faute d'accord amiable. L'arbitre trancherait entre la position des médias et des géants de la tech sur le montant de la rémunération.
Le risque étant que les journalistes deviennent les métayers des plateformes. Les GAFAM ont instauré une nouvelle féodalité et ce sont eux les suzerains, les producteurs de contenus étant les vassaux.
David Fayon, co-auteur de Facebook, Twitter et les autres... , (éditions Pearson)
"Il s’agit d’une partie de bras de fer. D’un côté, Google n’a pas envie de reverser une partie de son butin, de l’autre le gouvernement australien veut à juste titre défendre la presse qui est concurrencée de façon brutale par les GAFAM, Google et Facebook en tête. Le risque étant que les journalistes deviennent les métayers des plateformes. Les GAFAM ont instauré une nouvelle féodalité et ce sont eux les suzerains, les producteurs de contenus étant les vassaux", explique David Fayon.
Google estime que si cette version du code de conduite devenait une loi, le groupe serait contraint de suspendre Google Search en Australie. Menace à laquelle le Premier ministre Scott Morrison a répondu que "c'est l'Autralie qui fait les règles quant à ce qui peut être fait en Australie. C'est notre Parlement qui décide. [...] Les gens qui sont prêts à travailler dans ce cadre en Australie sont les bienvenus. Mais nous ne plions pas devant les menaces".
Ce sont des acteurs mondiaux : s'ils lâchent face à un petit pays comme l'Australie, en Europe, ils vont se faire découper en rondelle.
Joëlle Toledano, économiste et auteure de Gafa Reprenons le pouvoir ! (éditions Odile Jacob)
Le véritable problème dans ces négociations, en l'état, c'est l'opacité des données liées à la publicité par les géants du web. "Impossible d'estimer pour les médias dans quel sens ça va. Celui qui voit tout c'est Google. Vous êtes en permanence en asymétrie de l'information et c'est toujours compliqué de négocier dans ces conditions. L'autre sait et vous ne savez pas", souigne Joëlle Toledano.
Google a bloqué mi-janvier l'accès d'une partie des internautes australiens à des sites d'information du pays, une mesure présentée par le groupe comme menée à titre "expérimental" et touchant 1% des utilisateurs de son moteur de recherche. Il s'agit d'après Google de "mesurer les liens entre les groupes de presse" et Google Search. Une initiative très mal reçue dans le contexte actuel. Facebook a également rejeté le code de conduite dans sa forme actuelle en affirmant qu'il cesserait de publier les contenus de médias australiens s'il entrait en vigueur.
Si la loi sort telle quelle, "Google et Facebook seront prêts à quitter l'Australie" d'après Joelle Toledano. "C'est une partie de jeu d'échecs [...], ce sont des acteurs mondiaux : s'ils lâchent face à un petit pays comme l'Australie, en Europe, ils vont se faire découper en rondelle", ajoute-t-elle.
Même si Google devait quitter l'Australie et ses 25 millions d'habitants, cela ne veut pas dire que les internautes ne pourront plus y accéder : d'autres solutions sont toujours possibles et l'internaute peut trouver des contournements à cette censure.
Une guerre numérique est en train de se jouer entre les États-Unis et la Chine, les premiers étant leader sur le marché européen. Celui de l’Afrique et de l’Océanie représentent un enjeu fort tant pour les GAFAM américains que les équivalents chinois, les BATHX (Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei, Xiaomi).
David Fayon, co-auteur de Facebook, Twitter et les autres... , (éditions Pearson)
Si un accord n'est pas trouvé, "Soit Google verrait ses marges confortables fondre, soit il pourrait se retirer du marché australien. Ceci pourrait laisser la porte ouverte à un autre acteur du numérique, le moteur de recherche chinois Baidu par exemple. En effet, une guerre numérique est en train de se jouer entre les États-Unis et la Chine, les premiers étant leader sur le marché européen. Celui de l’Afrique et de l’Océanie représentent un enjeu fort tant pour les GAFAM américains que les équivalents chinois, les BATHX (Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei, Xiaomi)."
L'Australie ne compte pas plier si l'on en croit les déclarations du ministre des Finances, Josh Frydenberg, dimanche 24 janvier. Après avoir déclaré que les menaces des géants de l'Internet de se retirer du pays "ne jouaient pas en leur faveur", il a estimé "inévitable" que Google et Facebook paient pour les actualités des organes de presse australiens, selon les médias locaux.
Une chose est certaine : ce qui est en train de se passer en Australie est observé dans le monde entier et aura un impact sur la façon dont les choses se négocieront dans les autres pays.
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